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Rien donc ne saurait légitimer l’intervention agressive et menaçante de la Russie à Constantinople ; elle n’a point à invoquer un droit violé ou méconnu : ce droit n’existe pas ; elle n’a point à poursuivre dans un but d’humanité la réparation de violences commises contre les populations grecques : ces violences n’ont point été exercées. Le protectorat qu’elle prétend s’attribuer, les populations ne le réclament même pas. En dehors de ces considérations que reste-t-il cependant ? Il reste un fait malheureusement très réel et très puissant, c’est l’ambition juste ou non d’un grand empire, c’est la tendance obstinée, incessante de la politique russe à étendre son influence en Orient, à se rapprocher à travers tous les obstacles, par tous les moyens, de Constantinople, pour s’y asseoir et y dominer. C’est le but constant poursuivi depuis un siècle souvent d’une manière souterraine, d’autres fois avec éclat comme aujourd’hui ; mais ici ce n’est plus seulement une question turque, c’est une question européenne. À vrai dire, c’est peut-être la situation du continent qui a inspiré au tsar la pensée du coup de fortune récemment tenté à Constantinople. Il a pu supposer qu’à l’issue de trois ou quatre années de révolutions qui ont laissé le sol encore mal affermi, les élémens de résistance ne pouvaient être bien efficaces ; il a dû croire qu’il y avait entre les gouvernemens de l’Occident bien des causes de méfiance et de froideur qui les empêcheraient de s’entendre. Ces causes peuvent exister sans doute. Au-dessus de ces disséminions cependant il y a l’intérêt européen ; c’est cet intérêt qui a rallié la France et l’Angleterre dans une action commune, et c’est cette union qui est pour le moment la garantie la plus réelle de la paix, parce qu’après tout deux puissances de cet ordre qui marchent ensemble, ayant le droit avec elles, sont toujours sûres d’être entendues quand elles sont décidées à pousser la modération jusqu’où elle peut aller, jusqu’à la limite où elle ne serait plus que l’abandon d’un intérêt universel. L’empereur Nicolas a pu espérer emporter facilement un succès diplomatique. Le but une fois manqué, comment essaierait-il encore de le poursuivre par les armes, lorsque son premier embarras, comme on l’a dit en Angleterre, serait de motiver sérieusement une déclaration de guerre ? Comment avec son intelligence politique et sa sagesse ne saisirait-il pas les occasions de transaction qui ne peuvent manquer de s’offrir ? Seulement le difficile est de savoir sur quel terrain et sous quelle forme une transaction se produira. Après l’attitude qu’il a prise, après l’éclat d’une rupture solennelle, il n’est point impossible que le gouvernement russe ne croie de sa dignité de faire quelque démonstration contre la Turquie, déjà même on parle de l’occupation des principautés danubiennes. Nous restons néanmoins persuadés encore que les hostilités, s’il y en avait, ne dépasseraient point cette limite, et qu’il ne peut sortir de là qu’une négociation nouvelle de nature à aplanir ces complications épineuses. Qui donc aujourd’hui oserait assumer la responsabilité d’une conflagration universelle ? Chose singulière cependant, ne voit-on pas comment, lorsque les passions, les ambitions, les entraînemens font invasion dans la politique, la sagesse devient difficile, comment la paix peut ne plus tenir qu’au moindre incident, à la moindre irréflexion ? Et dans quelles circonstances ces menaces viennent-elles peser sur l’Europe ? C’est lorsque la paix est dans l’instinct de tous les pays, lorsqu’elle est un besoin pour tous les intérêts. Il ne manquerait point assurément