Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/1252

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce n’est pas que parfois, comme toutes les puissances du monde, elle ne place singulièrement ses faveurs et ne les prodigue un peu au hasard ; mais comparez ses appréciations à celles des protecteurs les plus éclairés des temps anciens ; relisez la liste des pensions dressée par Colbert, approuvée par Louis XIV, et dites si jamais le public, s’est aussi grossièrement trompé que le grand ministre et le grand roi. Plus judicieux dans ses affections, il est aussi plus libéral ; si seul aujourd’hui il donne la gloire, seul également il donne la fortune ; les rentes qu’il fait à ses écrivains, en achetant leurs ouvrages, sont bien autre chose que les maigres générosités accordées jadis par la munificence royale à Corneille, à Molière, à tant d’écrivains illustres. Ce n’est plus par quarante ou cinquante mille francs, comme au temps de Louis XIV, c’est par millions que se compte aujourd’hui la recette annuelle de la littérature. Par malheur, il y a aussi là un danger auquel on ne s’expose pas impunément. La facilité de gagner augmente chez nos contemporains la passion de s’enrichir : l’art d’écrire est trop souvent devenu une industrie où beaucoup de talent se perd, se gaspille chaque jour. Chez ceux qui ont cédé à ces séductions de la fortune, la décadence s’est bientôt fait sentir. L’inspiration ne se prête pas comme l’homme lui-même, aux spéculations de librairie ; elle est capricieuse et ne vient qu’à son heure ; elle ne répond plus à l’appel de l’écrivain acharné à sa besogne lucrative. Trouve-t-on que beaucoup de ces chefs-d’œuvre de commande vaillent ce qu’on les a payés ?

Quels que soient ces inconvéniens attachés aux faveurs du public, il faut convenir au moins qu’ils lui font honneur. Cette majesté collective a bien d’autres avantages sur Louis XIV et tous les autres protecteurs des lettres, quand ce ne serait que de permettre, d’aimer même la contradiction ; car un moyen de plaire au public, moyen un peu usé aujourd’hui, a été souvent de lui rompre en visière, de lui dire de brutales vérités, de le calomnier même, et il l’a souffert, et il s’en est réjoui. Que peut-on donc reprocher à ce Mécène tout débonnaire ? Trop d’indulgence, trop de générosité ? Ce sont des défauts sans doute, mais ceux qui en profitent les lui pardonneront bien aisément.

En considérant ces destinées nouvelles faites aux lettres par la révolution, nous ne pensons pas qu’il y ait lieu de regretter le temps passé : nous ne croyons guère à l’heureux effet des hautes influences en littérature ; impuissantes pour le bien, elles ne l’ont pas toujours été pour le mal. On ne donne pas des ailes au génie ; mais on peut les lui couper. On peut faire pis encore : quoi qu’en dise Boileau, Auguste n’a pas fait Virgile ; mais il a tué Cicéron. C’est, de toutes ses influences littéraires, la seule qu’il ne soit pas permis de contester.


EUGENE DESPOIS.