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si folle gaîté qu’en ce temps de désolation, jamais si licencieuse qu’en ces années de dévotion austère. Si l’on voulait juger de l’esprit de l’époque par les pièces contemporaines, celles de Regnard et de Lesage, qui toutes se rapportent à ces lugubres années, on croirait vraiment qu’alors la France était déjà la France de la régence ; valets escrocs, financiers ridicules, coquettes effrontées, gentilshommes aux gages de quelque vieille débauchée, tous ces héros de Lesage et de Regnard ne songent qu’à se bien divertir, sans scrupule et sans fin. La France agonise ; l’ennemi a envahi nos campagnes ; la famine, la misère les désolent ; les saisons y ajoutent leurs rigueurs, et c’est au milieu du lugubre hiver de 1709 que paraît Turcaret, le chef-d’œuvre du genre. En même temps Fontenelle et quelques autres préludent discrètement aux témérités philosophiques du siècle qui va suivre. Voilà la littérature d’alors, y reconnaît-on l’influence du gouvernement ?

La langue a suivi, comme toujours, les destinées du génie littéraire. Ce n’est plus le parler mâle et franc de Molière et de Pascal ; en quelques années, quelle chute ! quel épuisement ! Féminisée par Racine et par Fénelon, chez Fontenelle elle n’a plus de sexe : malgré tout son esprit, c’est quelque chose d’uni, de clair et de froid. Tout est mesuré et compassé ; point de cris, point de gestes, point d’accent ; c’est une conversation à demi-voix, dans un salon : Fontenelle a peur de fatiguer sa poitrine et évite les émotions. Les derniers survivans de nos grands écrivains s’étaient déjà aperçus de cette décadence et la déploraient ; La Bruyère et Fénelon regrettent le vieux et rude langage du XVIe siècle, et en même temps, par une contradiction singulière et comme pour payer aussi leur tribut aux faiblesses du temps, ils condamnent le style de Molière. L’un lui trouve du jargon, l’autre veut bien convenir que ses pièces en prose sont moins mal écrites que ses comédies en vers. Ainsi, quelques années après la mort de Molière, sa langue n’est déjà plus comprise, même par La Bruyère et par Fénelon !

Voilà où est descendue, pendant les vingt dernières années du règne, cette littérature si grande avant Louis XIV ! Et pourtant, selon le préjugé vulgaire, soigneusement entretenu par les gens intéressés, le règne d’Auguste et celui de Louis XIV sont les deux grandes époques de la littérature, parfaitement isolées de ce qui les précède et de ce qui les suit ; avant elles la barbarie, après elles la décadence. Rien de moins conforme à l’histoire, et les deux règnes présentent au contraire à cet égard une analogie singulière qui a bien peut-être quelque signification.

Avant Auguste, Plante, Térence, Lucrèce, Catulle, Cicéron, Salluste, César ; c’est quelque chose, j’imagine. Dans la première partie de son règne, Virgile, Horace, Tibulle, formés avant lui, écrivent