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plaisir à entendre chanter en français. L’opéra m’a semblé meilleur qu’à New-York. Dans les loges, on retrouvait aussi la France à la toilette et à la tournure des femmes. Quelques-unes nous ont offert de charmans types à demi parisiens, à demi créoles. Paris, le Paris du moins des théâtres du boulevard, était représenté en outre au parterre, d’une manière assez fâcheuse, par des jeunes gens mal élevés et bruyans qui troublaient le spectacle de leurs rires et de leurs quolibets, lesquels, malheureusement pour notre amour-propre national, étaient en français.

Les principaux objets de la curiosité d’un voyageur en ce pays sont l’esclavage et le sucre, deux choses qui se tiennent intimement ; il faut donc aller voir des sucreries et des esclaves. Notre bonne fortune nous a fait rencontrer dans M. Roman, ancien gouverneur de la Louisiane, un homme très éclairé qui veut bien nous conduire lui-même à sa sucrerie et nous en faire voir en même temps quelques autres plus considérables que la sienne. La sucrerie de M. Roman est située sur le bord du Mississipi, à une vingtaine de lieues de la Nouvelle-Orléans. Nous nous embarquons sur un des plus grands bateaux à vapeur qui sont rangés le long du fleuve, et nous partons, parmi froid assez vif, pour la plantation de M. Roman.


22 janvier.

Me voici donc sur un de ces steamers du Mississipi si célèbres par leurs explosions et les désastres qu’elles ont causés. On me racontait hier celle qui, au moment du départ, fit sauter un bâtiment et lança, comme une mitraille, ses débris, qui allèrent tuer un particulier dans un café. Tous les jours on trouve, en lisant le journal, le récit de quelque accident de ce genre. Hier, le même numéro contenait la relation de trois désastres, et tous trois sur I’Ohio et le Mississipi. C’est principalement sur ces deux fleuves que le danger des voyageurs est grand. Ce qui l’augmente beaucoup, c’est la témérité des capitaines. Dans ce pays où l’indépendance individuelle a tant d’avantages, elle offre bien quelque inconvénient. Le gouvernement ne fait presque rien pour garantir la sûreté des voyageurs ; c’est à eux de s’enquérir de la qualité des bateaux à vapeur et de la prudence des capitaines. Celle-ci n’est pas toujours très grande. L’un d’eux fit à mon ami M. Gustave de Beaumont une réponse que je citerai, parce qu’elle est caractéristique, et que je tiens de celui à qui elle fut adressée. « Votre machine est bien mauvaise, dit le voyageur au capitaine d’un bateau à vapeur sur I’Ohio. — Oui, monsieur, répondit celui-ci avec un grand flegme. — Et combien de temps comptez-vous vous en servir encore ? — Jusqu’à ce qu’elle crève (till it bursts). » Sans cesse, et ceci n’est pas non plus une petite cause de danger, il s’établit des luttes de vitesse entre les