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que dans une ville chrétienne et civilisée on a exercé, au commencement du XIXe siècle, une barbarie à laquelle les sauvages avaient renoncé. Je n’ajouterai non plus à ce rapprochement aucune réflexion.

La journée commencée sous ces horribles impressions s’est terminée dans une plantation à esclaves. C’était la petite pièce après la tragédie. Le possesseur de la plantation est un Allemand, certainement le moins cruel et le moins tyrannique des hommes ; il m’a paru à la lettre ; opprimé par ses noirs. M. …, qui est humain, ne veut point battre ses esclaves. Les esclaves, peu reconnaissans, travaillent avec une grande mollesse et une grande négligence. Quand il entrait dans une case où des négresses étaient occupées à nettoyer le coton, il se bornait à leur démontrer combien leur besogne était mal faite, et nous expliquait le tort considérable que lui causait leur indolence. Le résultat de ces observations était une moue et un polit grognement. Jamais remontrances adressées par un vieux garçon à sa gouvernante ne furent plus mal reçues. .M. … nous disait : « Vous voyez comme je les tyrannise. » J’étais touché sincèrement de l’humanité de cet homme excellent, mais je ne pouvais m’empêcher de lui répondre que ce dont il se plaignait était encore un argument contre l’esclavage. Il eût pu forcer des serviteurs payés à bien travailler, en les menaçant de les renvoyer ; mais avec des esclaves, il n’y avait que deux choses à faire, les battre ou être victime de leur paresse. Cette impossibilité pour un maître humain d’être bien servi par des esclaves me semble en effet un inconvénient de plus de cette situation déplorable, dans laquelle il faut être cruel ou mal obéi.

M. … nous a montré sa plantation ; nous avons suivi avec lui, dans tous leurs degrés, la culture et la préparation du coton. Après être entrés dans les cases où travaillent les nègres, dans celles où ils demeurent, et qui m’ont paru, je dois le dire, assez comfortables, nous nous sommes avancés vers un petit bois où j’ai eu le premier avant-goût de la nature tropicale : les vignes sauvages grimpaient aux arbres au milieu d’une foule d’arbrisseaux croissant entre les troncs entourés de lianes ; on voyait des yuccas, des cactus. Un beau soleil éclairait cette végétation déjà méridionale, et qui, avec la nouvelle culture, les nouvelles mœurs dont je venais d’être témoin, m’offrait comme l’annonce d’un monde tout différent de celui que j’avais quitté naguère. Ce coin de forêt, au soleil, bordé par une eau tranquille, m’a laissé un de ces souvenirs charmans et distincts qui se détachent parmi les souvenirs souvent confus d’un voyage, comme une fusée brille dans les ténèbres.

Revenu chez M. …, j’ai trouvé une bibliothèque composée surtout des productions contemporaines de l’Allemagne, de la France et