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Au théâtre de Charleston, on donnait une imitation d’un drame français. La couleur locale avait été peu conservée : un simple capitaine portait une plaque. Nos usages militaires ne sont guère plus connus ici de la foule que le costume des mandarins cochinchinois. Du reste, on a applaudi également les traits de vertu et les actes de férocité, et même des plaisanteries assez lestes. Nous commençons à être un peu loin de l’Amérique puritaine. Au-dessus de la scène était représenté Shakspeare assis sur un nuage, et à ses pieds l’aigle américaine tenant dans ses serres, en guise de foudre, les bandes colorées (stripes) qui sur le drapeau des États-Unis accompagnent les vingt-trois étoiles.

Peu de choses m’ont donné l’idée de la puissance de L’homme, manifestée par les appareils mécaniques appliqués à l’industrie, aussi vivement que les machines à émonder le riz que je viens de visiter. La vapeur, qui met en mouvement des pilons énormes, les fait descendre sur les grains de riz tout juste avec le degré de force nécessaire pour leur enlever, sans les écraser, la légère enveloppe qui les recouvre. Une telle précision donnée au mouvement de ces masses, de la force qui les soulève et les abaisse tour à tour, a quelque chose de prodigieux. L’intelligence de l’homme parait moins encore dans l’impulsion puissante qu’elle imprime à la matière que dans la mesure et la délicatesse de l’action qu’elle lui impose.

J’ai assisté tout à l’heure à une scène hideuse. J’oublie tous les argumens contre la destruction immédiate de l’esclavage. Je viens de voir en plein jour, sur la place publique de Charleston, vendre à l’encan une famille de noirs. Elle était sur un tombereau comme pour le supplice ; à côté s’élevait un drapeau rouge, digne enseigne du crime et de l’esclavage. Les nègres et les négresses avaient l’air indifférent comme le public qui les regardait. Le crieur, qu’on me dit bien reçu dans la société, faisait d’un air badin valoir les qualités d’un nègre « très intelligent, jardinier de première qualité. » Les acheteurs s’approchaient, des hommes, des femmes et des enfans, ouvraient leur bouche et considéraient leurs dents, puis l’on enchérissait, et adjugé ! A vingt pas, en même temps, absolument de la même manière, on vendait à l’enchère un âne. On a vendu aussi un cheval. Le prix de l’homme a été 69 dollars ; le cheval a coûté deux dollars de plus.

Je me garderai bien d’ajouter la moindre réflexion à ce récit, mais je rappellerai un fait. En 1808, un nègre a été brûlé ici à petit feu[1]. Je fais remarquer que depuis la fin du dernier siècle les sauvages ont cessé de torturer leurs prisonniers, et je constate

  1. Graham, History of the United-States, t. III, p. 52.