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IV

Nous ne pousserons pas plus loin ces citations des chants populaires serbes d’après Vuk Karadchitj. Il est clair qu’on touche ici à la source vive, au minerai le plus pur de la poésie nationale en Slavie. Ni André Katchitj, ni Kircha Danilov n’ont su saisir, au point où l’a fait Vuk, le naturalisme exquis des piesnas. Au fond Katchitj, quoiqu’il chante en serbe très pur, n’est pas un vrai Serbe ; c’est un Illyrien, autrement dit un Serbe dégénéré, égaré par les influences étrangères. Quant au Kosaque Kircha, il est sans doute beaucoup plus national ; malheureusement il représente une époque et un état social de la Russie encore tellement chargés d’élémens tatares et de grossièreté mongole, qu’il s’éloigne du slavisme pur par son matérialisme asiatique presque autant que le moine Katchitj par son spiritualisme latin.

Les héros de Kircha semblent ne vivre que pour boire, manger et se battre. Ce sont des banquets sans fin qui durent depuis le matin jusqu’au soir ; le jour, dit la chanson, est au milieu de sa course, ou est au milieu du repas. Partout vous rencontrez un étalage fatigant de costumes, de meubles et de richesses asiatiques. La beauté d’une chose ne se mesure qu’à la quantité de roubles, au prix qu’elle a coûté. L’influence étrangère saute aux yeux dans ces piesnas. Quoique puissant et glorieux, Vladimir laisse entrevoir çà et là dans le nord glacé des tsars plus puissans que lui, sans doute des rois Scandinaves, comme le tsar de Ledenets qu’il semble respecter beaucoup ; de plus il est de temps en temps contraint d’envoyer des tributs aux khans des hordes nomades du Don. Le mot même qui signifie en russe les héros ou libérateurs du peuple, bogatyrs, littéralement les envoyés de Dieu, indique déjà par son étymologie une nationalité opprimée qui n’attend son salut que d’en haut. Ces bogatyrs sont d’ailleurs pour la plupart d’origine varègue ou scandinave. Les gosts eux-mêmes ne semblent être que de riches négocians étrangers établis comme colons en Russie. Rien de pareil chez les Illyro-Serbes. Une remarque en apparence puérile, mais plus significative qu’elle ne le parait, c’est la différence du sens attaché par les deux peuples au mot stol. En russe, ce mot perpétuellement reproduit signifie à la fois le trône et la table où l’on mange. Pour les Russes, le trône et le gouvernement, c’est un festin : à celui qui régale le mieux, à lui le tronc et le pouvoir. En serbe, stol est un siège où l’on s’asseoit pour causer en commun avec les siens, pour délibérer en homme de cœur des intérêts de famille, de tribu, de patrie. Tout le contraste du gouslo russe et du gouslo serbe est exprimé par ce double sens du mot stol.

Il n’y en a pas moins de frappantes analogies entre les piesnas