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village voisin. La mère voulait l’unir au jeune homme du village voisin ; mais ses frères choisissent pour pendre le ban d’au-delà de la mer. — Suis, disent-ils à leur sœur, le ban puissant, par-delà la mer bleue, et sois sûre que nous irons te voir souvent, très souvent, au moins quatre fois par mois. La sœur se laisse persuader. Elle suit le riche ban au-delà de la mer.

« Mais voici que Dieu envoie un fléau terrible qui fait périr l’un après l’autre les neuf frères, et la pauvre mère reste seule et sans soutien. Il s’écoule ainsi un mois, trois mois, puis trois années, Ielitsa pleure amèrement de ne voir arriver en visite auprès d’elle aucun de ses neuf frères. — Quel crime ai-je donc commis que mes frères m’abandonnent ainsi ?… Elle se livre à un tel désespoir, qu’enfin Dieu a pitié d’elle. Il envoie deux de ses anges sur la terre : Allez, mes anges, à la tombe d’Iovo, du plus jeune des neuf frères. Ranimez-le de votre souffle. De sa pierre sépulcrale faites-lui un coursier. De la terre de sa fosse cuisez-lui les pains du voyage, et taillez dans son linceul une toilette de femme, pour qu’il aille en faire présent à sa sœur Ielitsa.

« Les deux anges exécutent ponctuellement tous les ordres de Dieu, et le fantôme d’Iovo, revivant pour quelques jours, se met en route. De loin sa sœur le voit venir : elle s’élance vers lui, et, se jetant à son cou, elle verse un torrent de larmes ; puis, le regardant dans les yeux, elle s’écrie : Comme ton visage est devenu noir, mon frère ! On dirait que tu sors de dessous la terre. — Au nom de Dieu, tais-toi, sœur, répond Iovo. J’ai enduré des misères de tout genre pour marier mes huit frères, pour aller chercher leurs huit fiancées, et, après avoir célébré leur mariage, il m’a fallu leur bâtir de blanches demeures. C’est pourquoi, sœur, ma figure est noircie de fatigue.

« Trois jours entiers Iovo reste auprès de sa sœur. Pendant ce temps, Ielitsa prépare des cadeaux magnifiques : pour ses frères des chemises de soie, pour ses brus des bagues et des anneaux. En vain Iovo veut s’en retourner seul ; Ielitsa insiste pour le suivre, et ils partent. Sur le point d’arriver à la maison paternelle, ils passent près d’une blanche église : Arrête, dit alors Iovo à sa sœur. Quand j’ai marié mon dernier frère, j’ai laissé tomber ici mon anneau d’or : il faut que j’aille le chercher, sœur chérie. À ces mots, il se plonge dans une tombe entrouverte.

« Sa sœur l’attendait. Elle l’attendit longtemps, puis se mit à le chercher tout autour de la blanche église parmi des tombes nouvelles. Ne le trouvant pas, elle comprit enfin que lui et ses frères étaient morts. Hors d’elle-même, elle prit sa course vers la blanche demeure de sa famille. Elle entend retentir dans la maison des lamentations pareilles aux gémissemens d’un coucou solitaire. C’était la vieille mère abandonnée qui poussait sa plainte incessante. « Ma pauvre mère, ouvre-moi, » crie Ielitsa. La vieille s’imagine entendre un noir démon. « Fuis loin d’ici, dit-elle, toi qui m’as pris tous mes enfans ! » Enfin, reconnaissant la voix d’Ielitsa, elle ouvre, et se jette d’un air effaré dans ses bras. Toutes les deux se lamentèrent comme deux pauvres coucous, et, à force de pleurer, elles tombèrent mortes en se tenant enlacées. »