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nom usurpé de Dimitri Ivanovitch Uglitski ? Une fois solidement assis sur notre trône, l’insolent défroqué s’est cherché une épouse, il l’a demandée non pas à notre mère Moskou, mais à la maudite Litvanie. Il s’est allié au pan (seigneur) Iuri de Sandomir, il lui a demandé sa fille, Marina Iurïeva, la païenne et l’hérétique. Il a célébré, le défroqué, sa noce un jeudi, la veille de la fête de notre grand saint Nicolas. Les knïazes et les Boïars sont venus à la messe de l’aurore. Ils ont trouvé, sous la coupole de notre cathédrale, le défroqué, vêtu à la façon étrangère, avec une fine chemise de mousseline, et Marina avec une robe chatoyante de damas couleur de geai. Après la messe, le défroqué, sortant du sobor, est allé se placer sur l’escalier Isarien, et là, entouré des boïars et des knïazes, il a crié d’une voix retentissante : Maréchaux de mon palais, préparez vite un splendide repas, où à côté du maigre il y ait du gras en abondance ; car demain m’arrive un hôte chéri, le pan Iuri avec sa pani. — Toutefois les strelits ne restaient pas tranquilles ; ils conspiraient entre eux et envoyaient leurs affidés au monastère où vivait la tsarine veuve, Martha Malvïeevna, pour lui dire : Tsarine Martha Matvïeevna, est-ce bien ton propre fils qui règne maintenant sur nous, ton propre fils, Dimitri Ivanovitch ? À cette question, la tsarine veuve se mit à pleurer amèrement, et répondit aux députés : Crédules Moscovites, comment ne devinez-vous pas que celui qui vous gouverne est un faux Dimitri ? c’est un défroqué, c’est Grégoire Otropiev. Quant à mon fils, au fils de votre tsar, il a péri on ne sait comment, à Uglitch, par la main des Boris Godunof. Ses os sont déposés à Moscou, dans la sainte et miraculeuse Sophie du Kremlin. Là, sous la tour du grand Ivan, au son de la grosse cloche appelée tsar-kolokul, chaque fois que les popes du sobor se réunissent, ils prient pour l’âme du défunt tsarévitch Dimitri, fils d’Ivan, et ils maudissent les boïars Godunof. — Forts de cette réponse, les strelits concertèrent leur plan : ils cernèrent le palais tsarien et se révoltèrent contre le défroqué. Abandonné, celui-ci se défendit bravement dans le palais, Jusqu’à ce que sa méchante femme, l’hérétique Marina, se transforma en oiseau sinistre, se changea en pie, et prit son vol loin de son époux. Alors, se voyant tout seul, Grégoire désespéré se jeta du haut des térèmes tsariens sur les lances des strelits, et trouva ainsi la mort. »


On ne saurait trop déplorer le vague extrême des données historiques de Kircha. Ce gouslar ne soupçonnait pas même combien les poésies populaires peuvent éclairer et vivifier la sèche chronique des événemens nationaux. Un savant russe de nos jours, M. Kirïeevski, a cherché à remplir les vastes lacunes laissées par le gouslar Kircha ; mais lui aussi, dans l’introduction récemment publiée de son recueil, se plaint de l’absence presque totale de vieux chants historiques russes. Ce qui prouve combien le peuple se souvient peu en Russie, c’est qu’il n’attache au nom d’Ivan le Terrible aucune idée de tyrannie. Il ne voit en lui que le puissant conquérant de Kazan et d’Astrakan et le vengeur de la Russie contre les Tatares oppresseurs. D’ailleurs, contre les Tatares mêmes, l’ancien Russe n’avait pas l’antipathie qu’on pourrait lui supposer. Une loi coutumière, constatée