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à dire : « Navigateurs du commerce, comment pensez-vous que je serai reçu à Kioev par le grand prince Vladimir, et quels présens devrai-je lui faire ? » Les gosts des navires, les honorables, répondent : « Glorieux et opulent fils de Budimir, tu as une caisse remplie d’or, tu as quarante fois quarante peaux de zibeline noire et deux fois quarante peaux de renard fauve. Tu as de précieuses étoffes de vrai damas, pur travail des sages de Jérusalem, et puis du faux damas semé de fleurs et de dessins chatoyans, merveilleuse invention des Grecs de Byzance. Réfléchis, fils de Budimir, qu’on est partout bien reçu avec de l’or et de l’argent. »

« Les trente navires arrivent sous les murs de Kiœv : ils jettent l’ancre dans le Dniepre, et se rangent à la file le long du rivage. Les gosts descendent et vont à la douane acquitter l’impôt de leur marchandises, sept mille roubles pour les trente cargaisons… Quant au jeune fils de Budimir, il va droit au palais du grand prince, entre dans la salle du trône, se signe devant l’image du Sauveur, se prosterne devant le grand prince Vladimir et devant sa brûlante épouse Apraxieevna, et il leur offre de riches présens : au prince, quarante fois quarante peaux de zibeline noire, et deux fois quarante peaux de renard fauve ; à la princesse, une pièce de damas à fleurs blanches, travaillée dans la savante Jérusalem, et du damas moins cher, invention merveilleuse des Grecs de Byzance. Il réfléchit, le jeune marchand, qu’on ne saurait jamais se fâcher contre l’or et l’argent.

« Les présens de Soloveï sourirent en effet au prince et surtout à la princesse, et le gracieux Vladimir dit au jeune gost : « Riche fils de Budimir, viens loger dans mon palais, je te donne le rang de boïar et la dignité de chambellan. » D’un air modeste, Soloveï répond : « Ne me loge pas dans ton palais. ô mon maître ; ne me fais ni boïar, ni chambellan, mais donne-moi un petit coin de terre inculte chez ta nièce, la jeune Zapava Putïatichna, au bout de son vert jardin, derrière ses noyers et ses cerisiers, pour que je m’y bâtisse une demeure… » Vladimir accorde sa demande au jeune gost. Celui-ci s’en va chercher tous les matelots de son navire, qui, armés de leurs grandes haches, arrivent secrètement, à la nuit tombante, dans le jardin de Zapava, derrière ses noyers et ses cerisiers. Ils travaillent toute la nuit, ardemment et en silence, comme le pivert, lorsque avec son bec aigu il se creuse un nid dans la tige d’un jeune sapin. Avant que l’aube eût blanchi le ciel, ils avaient achevé une splendide demeure à trois étages, avec toiture dorée et des plafonds à riches peintures représentant le soleil aussi brillant que dans les cieux, la lune et les étoiles scintillant comme au firmament, l’aurore vermeille et souriante comme quand elle vient chasser les ombres de la nuit, et enfin toutes les merveilles de la nature.

« Au lever du jour, la cloche du nouveau palais sonna l’heure de la prière. Ce son inaccoutumé éveilla la belle Zapava. Elle regarda par la fenêtre dans son vert jardin, du côté des noyers et des cerisiers, et aperçut avec étonnement les trois étages de galeries dorées. O mes nourrices, ô mes compagnes, s’écrie-t-elle, accourez donc voir un prodige, qui s’est opéré cette nuit dans mon jardin ! Toutes ses compagnes, à cette vue, lui conseillent d’aller sur les lieux s’assurer par elle-même d’où lui est arrivée cette soudaine bonne fortune. Zapava revêt à la hâte sa robe de zibeline qui a coûté trois mille roubles,