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entre à pas comptés ; elle s’avance lentement à travers le peuple en regardant ses fins souliers. Elle passe devant tous les saints, et va se placer par-devant son propre gendre, Denis Borisovitch ; mais Denis ne daigne pas la regarder : ce monsieur ne lui dit mot. La belle-mère s’emporte de nouveau. Elle accuse son gendre de battre sa fille, de la mettre en sang, d’affliger de toute manière le cœur maternel.

« Puis elle unit par se dire : — Quel présent donc faire à mon gendre ? Je possède trois villages avec des églises de pierres aux coupoles d’argent, surmontées de croix d’or. Entre ces églises coule une claire rivière, et dans ses eaux rapides nagent des oies, de grands cygnes, de petits canards gris en quantité. Je vais faire de tout cela un cadeau à mon gendre. — cette fois Denis Borisovitch regarde sa belle-mère. Monsieur daigne lui parler : — Mère envoyée du ciel, lui dit-il, viens loger auprès de moi. Je ne t’obligerai à aucun travail. Seulement (ajoute-t-il à part), tu me chaufferas mon bain, tu iras chercher l’eau du ménage, et la nuit tu berceras mes enfans. »

L’eau-de-vie, la commune, la patrie, le tsar, sont autant d’objets chers au moujik, et qui diminuent puissamment chez lui sa passion innée pour les femmes. Celles-ci le sentent bien, et elles s’en plaignent souvent avec amertume, comme dans la pièce suivante de Kircha :

« À une petite fenêtre ornée de gracieux dessins, sur un balcon en bois sculpté, une espèce de colombe, un pigeonneau gazouille. Une jeune fille cause avec un garçon et lui dit : Mon âme, brave et hardi garçon, tu m’avais fait serment, tu m’avais juré par les choses les plus saintes, tu m’avais donné en garantie l’icône miraculeuse de notre grand thaumaturge saint Nicolas, que tu ne boirais plus de med, de boisson d’orge ni de vin vert jusqu’à t’enivrer, jusqu’à te rouler dans la rue ; et maintenant, toi, mon espérance, tu t’enivres de vin vert, tu te saoules de boisson d’orge, et à force d’avaler le doux med, tu tombes et roules dans les ruisseaux fangeux.

« Le brave et hardi garçon répond : — Folle, insensée que tu es, de ne pas comprendre que ce qui me pousse à boire, c’est le chagrin ! Par regret de ne pouvoir te posséder, ma belle, je me suis fait soldat, et on m’a fait avancer jusqu’au grade de caporal. Je n’ai pas de peine de servir le tsar ; mais ce qui m’est un poids lourd, c’est de laisser mon vieux père et ma vieille mère sans personne qui leur donne à boire et à manger. Ce qui me chagrine aussi, c’est de me trouver dans le même polk avec mon ennemi, et de faire avec lui l’exercice sur la même ligne. »

Les chansons de femme en Russie ont quelque chose de bien plus nébuleux que chez les Serbes, quelque chose qui sent le Nord, et puis elles empiètent davantage sur le domaine du chant héroïque. Entre autres exemples, nous choisissons le plus significatif :

« Le knïaze Roman a battu sa femme, il l’a mise en pièces, et puis il a jeté son cadavre à la rivière, dans la rivière de Smorodina. Les vautours sont arrivés, les bêtes des bois sont accourues pour prendre leur pâture. Un jeune