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du lien conjugal ; mais ces protestations, presque toujours conçues à un point de vue moqueur, ne sont guère présentées que comme des bizarreries de caractère. Les Monténégrines chantent :

« Le berger Paul se promène dans la vallée de Zèta. Vers midi, il mène son troupeau boire à la Moratcha. Au bord de l’eau, et à l’endroit où les dames turques viennent laver leur visage, Paul trouve un collier orné de cent ducats d’or. Paul le cache dans son sein, et ramenant son troupeau à la maison, il crie de loin à sa vieille mère : Mère chérie, accours me retirer un serpent qui, durant mon sommeil, s’est glissé dans mon sein, et dont la morsure, si tu ne le retires, va taire mourir ton fils. La mère répond : -Tant pis ! j’aime mieux perdre mon enfant que de perdre ma main droite. Paul appelle, sa sœur chérie : la sœur s’excuse de la même manière. Le pauvre berger, nouvellement marié, appelle alors sa fidèle épouse. Aussitôt la jeune femme s’élance, enfonce, hardiment la main dans le sein de Paul, et en retire, au lieu du venimeux serpent, le riche collier de ducats. Pleine de joie, elle l’attache à son cou, et se montre ainsi à sa sœur et à sa belle-mère qui, confuses à cette vue, se mettent à dire : Hélas ! c’est pourtant vrai ce qu’on prétend, qu’une bonne épouse est plus dévouée qu’une mère ! »

Si maintenant nous passons de Vuk à Kirclia Danilov, pour comparer les chansons amoureuses et domestiques de la Russie à celles des Illyro-Serbes, nous retrouvons exactement le même esprit de famille éparpillant l’affection individuelle sur une quantité de membres des deux sexes et l’empêchant de s’absorber dans un seul sentiment, l’amour conjugal. Il est d’ailleurs remarquable que le gouslo russe est plus riche en chansons de femme qu’en chansons héroïques. Presque toujours on y sent percer quelque chose de moqueur ou d’amer, comme dans les pièces suivantes :

« A l’église du Sauveur la cloche sonne la messe, dans les saints monastères on récite l’office des matines. Une belle-mère, une jeune et jolie veuve, se presse, pour aller à l’église. Elle sèche sa chemise au moulinet et son kakochnih (sa coiffure) au feu de la cuisine. Dès qu’elle est prête, la belle-mère, elle part pour la messe. Elle entre dans l’église à pas comptés ; elle s’avance lentement à travers le peuple en regardant ses petits souliers. Elle passe devant tous les saints, et va se placer au fond de l’église, par-devant son propre gendre, Denis Borisovitch ; mais le gendre ne daigne pas la regarder, ce monsieur ne la connaît pas.

« La belle-mère devient furieuse. Elle accuse son gendre de battre sa fille, de la mettre en sang, d’affliger de mille façons le cœur maternel. À ces reproches, le gendre ne répond même pas. — Quels présens lui ferai-je donc pour le gagner ? Il y a chez moi du damas ; je vais lui en faire un beau kaftan, et à ma fille une sarafane (robe à gros boutons) pour qu’elle ne soit plus battue, que son sang ne coule plus sous les coups.

« A l’église du Sauveur la cloche sonne la messe, on lit les matines dans les saints monastères. La belle-mère de nouveau se rend à l’église. Elle y