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d’elles-mêmes, les vents soufflent, la flotte vogue à pleines voiles vers la haute mer, et Militsa, en chantant, regagne avec son frère le toit paternel. Quand une sœur est déjà âgée, et que son frère n’est encore qu’adolescent, c’est elle qui se charge de lui trouver une fiancée convenable. « Non, s’écrie une speur adoptive, je ne marierai point mon frère d’adoption avec une veuve, je ne l’abreuverai point d’eau de puits, car les eaux stagnantes donnent la fièvre, et les veuves flétrissent l’âme des jeunes gens. Je marierai mon frère avec une jeune fille encore vierge, et je l’abreuverai de vin généreux. »

Cette vénération pour la vie de famille, si générale dans les pays slaves, rend plus pénible encore la lutte que l’amour est forcé là aussi parfois de soutenir contre les obstacles créés par les convenances ou par les mœurs. C’est ce que prouve éloquemment la longue rapsodie sur la mort d’Omer et de Merima :


« Dès leur plus tendre enfance, Omer et Merima s’adoraient l’un l’autre. Ils se lavaient dans la même eau, ils s’essuyaient avec la même serviette. Plusieurs années s’écoulent sans que personne s’en aperçoive ; leur amour enfin n’est plus un mystère. Alors Omer dit à Merima : Veux-tu, mon âme, me prendre pour époux ? — Mon Omer, toi qui m’es plus cher que mes deux yeux, oui, je veux te prendre pour époux. Va demander son consentement à la mère. Le jeune homme court bien vite conjurer sa mère. Celle-ci lui répond : Fou de garçon ! Ne songe plus à ta Merima, car je t’ai trouvé un bien meilleur parti, la belle Fala, la riche fille du serdar (juge de commune Atlagitj. — Pardonne, ô mère chérie, répond Omer, si je ne puis accepter la riche Fala. Le trésor de l’homme n’est ni de l’or ni de l’argent ; son trésor, c’est ce qui est cher à son cœur.

« L’orgueilleuse mère demeura impitoyable. De force elle marie son fils à celle qu’il ne peut aimer… Le cortège des convives amène la belle Fata sur un coursier enharnaché d’or et de pierres précieuses. La mère dit à son Omer d’aller au-devant de sa fiancée ; le fils refuse. Elle lui demande de tendre la main à sa fiancée pour la faire descendre de cheval ; le fils refuse… La mère furieuse tire de son sein sa blanche mamelle, et la lui montrant : Maudit le lait qui l’a nourri, et maudites les lèvres qui ont sucé ce lait ! Pour calmer sa mère et échapper à sa malédiction, Omer va enfin recevoir la fiancée qui lui est amenée de force…

« Le soir venu, les deux jeunes mariés se retirèrent dans leur chambre à coucher. Omer dit alors à Fata : Tu es très-belle, ma fiancée. Ma pauvre Merima n’est pas si belle que toi ; mais je l’aime. Apporte-moi de l’encre et du papier, que j’écrive quelques lignes ; car ma mère est querelleuse, elle t’accuserait d’avoir causé ma mort. Omer écrivit à sa mère ses adieux, puis il dit à Fala : Tu feras laver mon cadavre dans de l’eau de rose, pour qu’au moins Merima puisse m’embrasser mort, puisqu’elle n’a pu m’embrasser vivant. Quant à toi, ma pauvre fiancée pour ton malheur et pour le mien, quand j’aurai expiré, ne pousse pas le plus léger cri, afin que ma mère et mes sœurs continuent de se réjouir avec leurs convives, et de danser le kolo jusqu’à l’aurore. — Il dit, et rend son âme à Dieu.