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Kircha, pour son laisser-aller moral, ressemble beaucoup à Vuk : il se permet même contre la chasteté d’apparat des sociétés civilisées des sorties qui scandalisent fort son continuateur Kalaidovitch. Ce dernier lui reproche sévèrement ses plaisanteries trop libres, son culte exagéré de Bacchus, et ses obscénités, qu’il a été obligé, dit-il, de faire disparaître dans son édition expurgata. Le sel russe ne manque donc pas à Kircha. L’élément héroïque ne lui manque pas non plus. Son knïaze Vladimir de Kiœv, avec tous les bogatyrs (héros) qui l’entourent, sont d’admirables types russes, exactement comme, dans Vuk, le tsar Duchan et le knèze Lazare sont d’admirables types serbes ; mais combien ces derniers ont une physionomie plus sérieuse, plus passionnée, plus épique que les héros toujours un peu grotesques du Borysthène ! Dans Kircha, le conte, l’invraisemblable, l’impossible se mêle constamment à l’histoire. Il n’en est pas de même dans Vuk. Et puis Kircha s’arrête toujours au moment d’atteindre à l’impression dramatique. On dirait que le côté tragique de la vie humaine l’effraie, et qu’en vrai Russe il a besoin de rire de tout. Ce n’est pas à dire pour cela que ses rapsodies ne soient pas en parfaite concordance avec les chroniques nationales : preuve nouvelle de leur authenticité. Ainsi, tout comme le rapsode Kircha, le vénérable chroniqueur Nestor nous montre Vladimir conviant à ses festins le peuple entier, dressant dans les vastes cours de son palais de longues rangées de tables, chargées de vin, de gibier et de rôtis de toutes les espèces, et se mettant lui-même à table parmi des milliers de convives qu’il régale durant toute une semaine. Puis, comme ces enfans gâtés disent à leur batiuchka qu’ils sont las de manger dans de la vaisselle de bois, qu’ils veulent de la vaisselle d’argent, aussitôt le doux Vladimir commande à ses orfèvres une grande quantité de couverts des métaux les plus précieux.

« Boire est le plus grand plaisir des Russes, et nous rejetons toute religion qui voudrait nous enlever ce plaisir, » s’écriait Vladimir en congédiant et renvoyant vers leurs steppes d’Asie les députés venus pour le convertir à l’islamisme. Ce mot célèbre et caractéristique se reproduit sous mille formes dans les chansons de Kircha. Ses héros boivent le med, le miel doux, dans des cornes de taureaux sauvages, longues de trois à quatre pieds. Ils boivent le vin dans des coupes grandes comme un demi-vedro (mesure de seize cruches), — tchar zelena vina, mieroi poltora vedra. Ce sont de dignes rivaux de Marko le kralievitj (fils de roi) et des autres héros serbes. Les haidouks pillards de Vuk ont pour pendant les sianichniks ou dresseurs d’embuscades célébrés par Kircha. Danilov a toute la spontanéité, mais aussi tous les défauts d’un révélateur. Étant le premier qui ait écrit en Russie sur le gouslo, il en confond toutes les parties, toutes les branches