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l’accueil le plus sympathique en Allemagne et en Angleterre. Dans toutes les langues de l’Europe, on a traduit au moins quelques courts fragmens de ses œuvres. En réalité, Katchitj, quoique plus ancien, est moins connu du public européen que Vuk, dont le dernier volume n’a paru qu’en 1846. Jusqu’à cette heure, toutefois, les paysans catholiques de Dalmatie s’entêtent à dédaigner Vuk. Là, c’est toujours Katchitj qu’on vous présente dans les chaumières comme le livre national.

On peut dire que Katchitj et Vuk se complètent l’un l’autre ; à eux deux ils représentent le gouslo dans sa plénitude. Katchitj est un vrai barde de clan, un poète aristocratique ; c’est le gouslar d’une société de gentilshommes belliqueux. Vuk, au contraire, est par excellence le ménétrier des classes champêtres, le barde d’un peuple à l’état de démocratie pure. Pour lui, il n’y a ni tckinovniks, ni bureaucrates, ni écussons armoriés ; il n’y a pas même de sacerdoce. Pour lui, il n’y a point de révélation, point de théologie, point d’autre loi ni d’autre morale que la loi et la morale naturelle. Seulement, cette morale, il la suppose par trop complaisante. Les anecdotes graveleuses abondent sous sa plume. Il en est résulté que, par sa faute, le gouslo, après avoir été excommunié par le clergé latin, s’est vu de nos jours frappé de nouveaux anathèmes par le clergé d’Orient, et malheureusement on ne saurait dire que ce soit tout à fait à tort. Chez Katchitj, au contraire, le gouslo se montre d’une grande austérité. S’il lui est impossible d’arriver au mysticisme, du moins n’offense-t-il jamais la morale, comme Vuk le fait si souvent. On devine dans Katchitj un moine latin, et dans Vuk un bon vivant, un joyeux buveur de la Serbie. Évidemment Katchitj remplit son rôle de rapsode national comme un second sacerdoce ; son chant s’exalte parfois jusqu’au fanatisme ; sa haine pour l’islamisme est sans bornes, mais il n’a pas d’autre haine. Tous les peuples chrétiens sont égaux devant lui : il ne comprend pas la rivalité de races. Dans ses rapsodies de clan, il chante avec une égale chaleur les comtes magyars et les magnats slaves, à la seule condition qu’ils aient coupé des têtes musulmanes. Aussi ne nomme-t-il jamais les Ragusains, parce qu’ils avaient, suivant lui, la lâcheté de vivre en paix avec la Porte. Avoir combattu l’infidèle, voilà pour lui le grand titre de noblesse. Quoique voué à la vie de clan, le nom de Serbe lui est à peine connu ; il ne voit dans ses héros que des Slaves et des chrétiens, deux mots qu’il ne sépare jamais. Vuk, au contraire, dans ses piesnas, s’inquiète assez peu de slavisme, encore moins de christianisme ; mais tout ce qui est Serbe devient pour lui un objet d’amour, et les renégats bosniaques eux-mêmes lui ont appris d’admirables chansons.

Veut-on maintenant comparer au gouslo iugo-slave le gouslo septentrional, mettre le Kosaque Kircha en face de Vuk et de Katchitj ? —