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d’élite avaient eu pour premier initiateur dans la poésie populaire un moine dalmate, André Katchitj, qui, né en 1729, consacra sa vie entière à ranimer en Illyrie le génie et les traditions nationales. De tous les gouslars qui, depuis mille ans, se lèguent les uns aux autres la mission d’entretenir dans le monde slave le culte de la poésie de race, André Katchitj mérite, par le caractère sérieux et en quelque sorte sacerdotal de ses œuvres, d’être placé hors ligne. Il vécut absorbé par l’étude des antiquités et des gloires de son pays. Tout ce qu’il a pu recueillir de chants héroïques illyriens a été par lui déposé dans deux volumes qu’il intitule : Razgovor ugodni naroda slovinskoga (Entretiens sur la race slave). Cet ouvrage est écrit d’un bout à l’autre avec une puissance d’enthousiasme, une audace d’affirmation, une ardeur de patriotisme qui étonnent encore aujourd’hui, et qui n’ont pas peu contribué à réveiller dans le cœur des Illyro-Serbes le sentiment engourdi de la nationalité. Le seul et très grave défaut des chansons de Katchitj est de se tenir trop constamment dans le style sévère et héroïque. Le moine dalmate élague évidemment, dans ce que le peuple lui chante, les détails trop naïfs, trop locaux : il refait la piesna après coup, en lui étant ainsi beaucoup de sa fraîcheur et de son charme. Jamais du moins il ne lui enlève sa grandiose simplicité. Son livre, il le déclare lui-même, a été écrit pour offrir aux héros slaves de son temps des modèles de conduite pris parmi les héros célèbres d’autrefois. Il prévient son lecteur qu’il ne trouvera point de vers sonores ni de phrases bien parées dans ses chansons, qui n’ont eu d’autre muse inspiratrice que l’histoire et la vérité : il les donne au public comme des pierres et des marbres bruts que les poètes de profession pourront tailler à leur guise, de manière à construire avec ces matériaux grossiers des palais plus durables et plus solides que son humble cabane de gouslar. Katchitj ne s’est pas trompé : ses poésies ont servi de base à toute la riche période poétique actuelle des Illyro-Serbes. Le moine dalmate était du rite latin, aussi chante-t-il de préférence les hauts faits des Illyriens catholiques, tandis qu’il laisse volontiers dans l’ombre les illustrations orientales et non latines. On voit déjà couver ici le germe de ce que le Russe et le Polonais de nos jours appellent avec mépris, l’un le kosciol ou l’église slavo-latine, l’autre la tserkiev ou l’église slave orientale, comme si ces deux communions ne formaient pas, sinon théologiquement, du moins moralement, une seule et même église. Fatal dualisme qui paralyse tout dans le monde slave !

La regrettable lacune laissée par le latinisme de katchitj a été largement comblée par le célèbre Vuk Stefanovitj Karatchilj. Cet homme extraordinaire, qu’on peut appeler à bon droit le « prince des gouslars, » n’a pas cessé, depuis 1815 jusqu’à ce jour, de s’occuper de la poésie populaire de sa patrie. Les recueils de Vuk ont rencontré