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remarquables monumens de cette poésie populaire nous aideront à en indiquer les aspects principaux. Nous voudrions faire connaître ces monumens d’abord, puis comparer entre elles, en nous aidant de ces sources précieuses, les diverses formes que revêt le gouslo, suivant le pays où il prend naissance, et suivant les sujets tour à tour héroïques ou familiers dont il s’inspire.


I

Il y a soixante ans, on ne comprenait encore ni le sens, ni la portée de la poésie populaire. On ne voyait là qu’une annexe aux contes de fées. En Russie, par exemple, tout le cycle épique des primitives rapsodies russes relatives à Vladimir et à sa table ronde de buveurs et de lutteurs héroïques fut considéré pendant longtemps comme un amas de récits fantasques imaginés par les moujiks, et ces chants étaient encore publiés comme des contes en 1820, à Pétersbourg, par le prince Tsertelef. Pourtant il se trouve que ces contes de moujiks sont de l’histoire, de la pure histoire nationale, sauf les enjolivemens ajoutés au fait. Encore ces détails même offrent-ils le plus souvent des traits de mœurs locales précieux à constater.

Ce furent les rêveurs allemands qui, en se passionnant pour tout ce qui ressemblait, de près ou de loin, à l’épopée du Niebelungenlied, étudièrent les premiers, avec une attention spéciale, la poésie de race ; mais du gouslo il n’était pas encore question. Celui qui le révéla fut un gouslar obscur des steppes russes, le Kosaque Iakubovitch, dit kircha ou Cyrille Danilov. Né on ne sait où et on ne sait quand, Kircha, sur la demande et sans doute pour l’amusement du riche sénateur moscovite Procope Demidof, recueillit, vers la fin du XVIIIe siècle, une énorme quantité de chansons populaires de sa patrie. Un court extrait en fut même publié dès 1804, mais passa inaperçu. Ce fut en 1818 que, aux frais, par l’ordre et sous les auspices du comte Nicolas Romantsof, le savant Kalaidovilch publia à Moskou, complet, annoté et augmenté de près de la moitié, le recueil du vieux Kosaque Kircha[1]. L’éditeur du recueil, Kalaidovitch, n’est qu’à demi édifié des penchans trop marqués du vieux Kosaque pour les Russes méridionaux. Il tâche de l’excuser en montrant que ce gouslar fut un grand voyageur qui passa sa vie à errer d’un bout de la Russie à l’autre ; car, outre que Kircha aime Kiœv et qu’il en célèbre les héros de préférence, il connaît aussi à fond la Sibérie, où il a dû rester longtemps et recueillir plusieurs de ses chansons qui mentionnent avec le plus grand détail les produits sibériens, et cela dans le dialecte même d’Irkoutsk. Quant au langage général de toutes ces

  1. Drevnïia rossiskïia stikhotvorenïia, sobranyïa Kircheïu Danilovim [Anciennes poésies russes, recueillies par Kircha Danilov) ; 1 vol. in-4o, Moscou, 1818.