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commune, chaque famille un peu riche avait son barde qui sous le nom de gouslar, animait par ses récits les assemblées et les fêtes.

Aujourd’hui encore, tout le long du Danube et des Balkans, on rencontre des gouslars, la plupart pauvres aveugles qui, concentrant dans la poésie toute leur existence, s’en vont, comme autrefois Homère, chanter leurs œuvres de ville en ville, depuis Varna sur la Mer-Noire jusqu’à Cataro sur l’Adriatique. Sans famille, sans refuge, ils vivent de ce que le public leur donne ; mais s’ils mendient, c’est, comme Homère ou Hésiode, en recueillant les hommages des peuples. Les sobors ou fêtes annuelles des villages deviennent surtout pour eux des jours de triomphe. Dans ces réunions où sont accourus quelquefois les jeunes gens de toute une province, des tentes de feuillage sont dressées sur les prairies. Les hommes de chaque village ont là leur station particulière où ils dansent, se réjouissent et reçoivent des hôtes. Des milliers de moutons sont rôtis en plein vent, et la slivovitsa (eau-de-vie de cerise) coule à flots. C’est alors qu’il y a foule autour des rapsodes : respectés comme des anges du ciel, ils chantent à la jeunesse assise sur l’herbe les exploits et la gloire de la tribu, comme autrefois les bardes d’Irlande et de Calédonie. Des cris tantôt d’une douleur déchirante, tantôt d’une gaieté voisine du délire, entremêlent leur chant monotone. Malgré son extrême simplicité, cette poésie va droit à l’âme. Elle présente l’image la plus tristement fidèle d’une nation vaincue, qui repasse en gémissant dans sa mémoire les souvenirs de sa puissance évanouie, qui rit et pleure alternativement sur son état actuel. C’est surtout dans les provinces slaves de la Turquie qu’on se sent vivement impressionné en écoutant les aveugles célébrer sur leur gouslé la gloire des héros serbes. J’ai rencontré de ces rapsodes dont l’œil à jamais voilé s’animait, pendant qu’ils chantaient, d’un feu inaccoutumé, et qui semblaient tout d’un coup avoir recouvré la vue.

Cette espèce de poésie, qu’on ne peut mieux désigner que sous le nom de l’homérisme moderne, circulant non écrite parmi le peuple qui se la transmet traditionnellement de père en fils, est appelée eu slave le gouslo ou gouslarstvo, attendu qu’elle est la propriété spéciale des gouslars, et qu’elle ne peut guère se réciter sans l’accompagnement de la gouslé, qui lui donne son caractère et en quelque sorte sa puissance de fascination. Maître souverain de la pensée Slave jusqu’à l’arrivée du christianisme, le gouslo était à la fois dépositaire de l’histoire et des croyances religieuses, des annales et de la théologie de ces peuples. Carmina unum apud illos memoriœ et annalium genus, dit Tacite des nations du Nord en général. Cependant il y a dans le gouslo, tout naïf et innocent qu’il paraisse, quelque chose de si radicalement païen, que l’église latine, dès sa première