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peuple Bohême en s’accompagnant d’un instrument sonore, — varito zvutchno, — mot qui semble un dérivé slave du grec βαριτον. Il y est question de poètes déjà célèbres alors en Bohême. « Ah ! Zaboï, dit le rapsode païen, tu nous fais entendre des accens douloureux qui vont de ton cœur à nos cœurs. Ta voix n’a pas moins de puissance que celle de Lumr, lorsqu’elle ébranle Vichebrad et toute la Slavie. »

Comme la Bohême païenne vantait son Lumir, de même les Russes, avant d’être chrétiens, possédaient aussi des bardes célèbres, dont le dernier est mentionné sous le nom de Boïan dans le plus ancien fragment épique en langue russe qui ait traversé les âges, — le poème de la Guerre d’Igor, (le poème, qui parait être du XIIe siècle, commence ainsi : « Frères, vous plairait-il d’écouler les tristes aventures de l’armée d’Igor, fils de Sviatoslav ? Mais je commencerai mon chant simplement et à la manière nouvelle, non d’après la méthode ancienne et sublime de Boïan. Ce poète inspiré, quand il voulait se mettre à chanter, se précipitait d’abord par la pensée, comme le loup gris à travers les forêts, comme l’aigle aux ailes d’azur à travers les nuages. Les vieillards nous racontent qu’autrefois, dans les réunions des braves, on lançait dix faucons sur une troupe de cygnes : le guerrier dont le faucon atteignait le premier les cygnes, ce guerrier avait le droit de chanter le premier un hymne aux héros de la nation… Quant à Boïan, rossignol du monde ancien, qui tantôt gémissait dans les bocages et tantôt planait divin dans les cieux, ce n’était pas une troupe de dix faucons qu’il lançait contre des cygnes ; c’étaient ses dix doigts inspirés qu’il posait sur la lyre, et la lyre devenait une âme vivante. » La manière dont le poème d’Igor parle de Boïan indique assez que cet Ossian inconnu de la Russie primitive avait longtemps servi de modèle aux rapsodes russes, et qu’il en était résulté pour la poésie nationale une espèce de moule conventionnel. Le chantre d’Igor lui-même n’a pas entièrement échappé à l’influence de la vieille école dont il veut s’affranchir : on trouve encore chez lui des noms de dieux païens, des métaphores païennes, un style inégal et saccadé, d’où l’on est porté à conclure que l’auteur copie çà et là des vers des poèmes antérieurs, qui selon toute apparence étaient plus parfaits que le sien.

Au nombre des preuves du développement précoce de la poésie chez les Slaves du nord, il faut compter une curieuse anecdote byzantine qui montre de la façon la plus pittoresque comment vivaient sur la Baltique les premiers ancêtres des Polonais et des Russes. « La neuvième année du règne de l’empereur Maurice (en 590), écrit Théophylacte, notre armée, étant occupée en Thrace des préparatifs d’une guerre contre les Avares, fit prisonniers trois inconnus qui, au lieu d’armes, portaient des guitares. Interrogés par l’empereur, qui