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général, le malheur de M. Delacroix est beaucoup moins d’avoir ou des adversaires injustes que de compromettans sectaires ; on l’a loué et on le loue encore à faux. Qu’on le proclame un coloriste de premier ordre, le plus habile même qu’ait produit l’école française, il n’y a qu’à souscrire à ce jugement ; qu’on signale hautement dans ses œuvres le geste passionné des figures et cette mélancolie singulière, cette poésie lugubre qui s’exhalent des toiles qu’il a signées, — rien de mieux ; mais nous donner pour des signes de puissance ce qui trahit les défaillances accidentelles du goût, c’est dépasser la mesure exacte, des éloges, ce n’est pas appeler la lumière sur les côtés vraiment louables d’un talent qu’on honorerait mieux en acceptant franchement comme telles ses inégalités et ses erreurs. Ainsi est-il à propos d’admettre, avec certains admirateurs de M. Delacroix, qu’aucun peintre ne possède aussi bien que lui la science du mouvement ? Rien ne serait plus légitime sans doute qu’une certaine exagération de dessin, pourvu qu’elle fût conforme au principe même de la nature et qu’elle servit à mettre ce principe en relief ; mais M. Delacroix n’exagère pas toujours la réalité, il la transforme ; il déplace ou brise les os et chiffonne les muscles comme les draperies. Les deux scènes de mouvement placées à côté des Pèlerins d’Emmaüs, et qui représentent, l’une des Pirates africains enlevant une jeune femme, l’autre des Disciples et des saintes femmes relevant le corps de saint Etienne, fournissent des preuves suffisantes à l’appui de cette assertion. Pour justifier M. Delacroix et les peintres qui à son exemple négligent de préciser la construction des figures supposées en mouvement, dira-t-on qu’ils procèdent en cela comme la nature, et que les formes d’un homme qui s’agite, d’un cheval lancé au galop, ne sont pas distinctement appréciables à l’œil ? Il faudrait alors qu’un tableau exécuté en vertu de ce principe fût seulement entrevu, que le spectacle eût la durée d’un éclair. Puis, où s’arrêter dans cette voie d’imitation confuse et de négation du dessin ? Un peintre qui adopterait un pareil système devrait, pour être logique jusqu’au bout, anéantir absolument dans son ouvrage les contours et le modelé, afin de mieux indiquer la caractère mobile de l’effet : on pourrait le comparer à un écrivain qui, au lieu de traduire sa pensée par des mots, se contenterait de placer des accens sur des lettres absentes. Nous voudrions donc qu’on louât les tableaux de M. Delacroix à titre d’œuvres fort remarquables sous le rapport du coloris, de l’harmonie et de l’imagination, qu’ainsi on vantai dans les Pirates la splendeur des tons du paysage, dans le Saint Etienne l’invention dramatique de la scène, et surtout l’effet sinistre des murailles et du ciel qui servent de fond ; mais nous voudrions aussi qu’on ne prit pas l’agitation des lignes pour l’expression exacte du mouvement, et certains vices de construction pour des témoignages de verve. Un pareil talent a assez de droits au respect : il peut se passer des admirations aveugles et des flatteries.

Le tableau peint par M. Hébert appartient, comme le tableau des Pèlerins d’Emmaüs, à l’histoire du Christ, et, sous ce rapport, mais sous celui-là seulement, il peut être rapproché de l’œuvre de M. Delacroix. M. Hébert, dans son Baiser de Judas, n’a cherché à impressionner ni par la fougue de l’exécution, ni par l’énergie des mouvemens, et quelle que fût, à certains égards, la violence inhérente à l’esprit d’un tel sujet, il l’a envisagé seulement au