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despotisme d’un Lebrun ou d’un David vienne la rejeter violemment dans l’excès de la soumission. Peut-être est-il permis de pressentir dès à présent ce retour à un régime dont nous nous croyions bien affranchis. Il serait possible que dans un avenir prochain le conflit de tant de prétentions rivales nous inspirât par lassitude la passion de la règle et de l’uniformité. En tout cas, le spectacle que présente le salon de 1853 ne laissera dans l’esprit de personne aucun doute sur les développemens regrettables de la volonté individuelle, et, — ce qui est plus triste encore, — sur les tendances matérialistes de la peinture contemporaine.

De pareilles tendances sont nouvelles dans notre école, et l’on doit, en s’autorisant du passé, espérer qu’elles ne s’y perpétueront pas, parce qu’elles sont radicalement contraires au génie de l’art national. Qu’on examine les œuvres des peintres antérieurs à l’époque actuelle, ne reconnaîtra-t-on pas qu’en dépit de la diversité des formes, les inclinations sont au fond les mêmes, et que ces œuvres dérivent toutes d’un principe éminemment spiritualité ? Tout en procédant par voie de négations successives quant à la manière, les artistes français se reliaient entre eux jusqu’ici par la communauté des intentions morales, et certaines conditions à la fois instinctives et traditionnelles étaient acceptées comme des lois immuables par les maîtres et par le public. Depuis Jean Cousin jusqu’à Prud’hon, depuis Watteau jusqu’à Granet, tous, selon la mesure de leurs forces et le genre de leur talent, se proposaient avant tout de traduire, avec le pinceau, soit une pensée profonde, soit une idée ingénieuse. L’esprit, sinon la poésie, était l’élément principal de leurs travaux, et les tableaux produits pendant plus de trois siècles attestent, sauf les variations du goût et la dissemblance des moyens employés, ce caractère essentiel de la peinture dans notre pays. Jamais, avant le temps où nous sommes, on n’aurait consenti à montrer ou à voir dans une œuvre d’art la vérité sans idéal ; jamais on ne se serait avisé de substituer à cette « haute délectation de l’intelligence, » dont parle Poussin - je ne sais quelle sensation superficielle et fugitive résultant de l’imitation brute de la réalité ou des artifices de la brosse. Un si mince plaisir nous suffit aujourd’hui, et lorsqu’un tableau, quel qu’il soif, a éveillé en nous cette sensation, nous faisons bon marché du reste. La signification morale du sujet, la justesse de la pantomime et de l’expression, la précision du dessin et du style nous touchent maintenant assez peu. Le relief des objets représentés, l’éclat ou la multiplicité des tons, l’audace ou les stratagèmes de l’exécution, voilà ce qui séduit la plupart d’entre nous, ou plutôt voilà ce que nous feignons d’aimer, contrairement à nos habitudes passées, à nos préférences secrètes, aux instincts qui nous dirigeraient encore, si nous avions le courage ou le bon goût de ne pas les refouler.

Rien de plus douteux en effet que la sincérité de notre conversion, et peut-être la mode a-t-elle une part principale dans l’enthousiasme qui nous a saisis ; peut-être aussi cette langue, tirée du vocabulaire des ateliers, que les théoriciens de « l’art pour l’art » ont transportée dans la critique, est-elle en somme la seule conquête qui ait été faite. La plupart d’entre nous connaissaient mieux les conditions et le but véritables de la peinture, quand ils prétendaient moins à la science, et les erreurs sont devenues plus graves parce qu’elles n’ont même plus la naïveté du sentiment pour excuse. Tout cet étalage de doctrines agressives, de théories creuses et de néologismes oiseux ne