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Il a donné à Julie les deux sentimens que le XVIIIe siècle a le plus combattus, et que le XIXe siècle a encore le moins repris, malgré ses bonnes intentions, je veux dire le scrupule et l’humilité. Nous sommes chrétiens de nos jours, parce que nous avons le parti pris de l’être ; mais nous le sommes autant qu’on peut l’être sans le scrupule et l’humilité, deux vertus chrétiennes que nous semblons avoir plus de peine à reprendre que la foi elle-même, car nous soumettons plus aisément notre raison que notre cœur. Julie soumet à la fois sa raison et son cœur ; sa raison, et c’est par là qu’elle contredit M. de Volmar, Saint-Preux et le XVIIIe siècle ; son cœur,et c’est en le rendant scrupuleux et humble qu’elle ressemble aux héroïnes de l’amour au XVIIe siècle, à la princesse de Clèves dans le roman, à Mme de La Vallière dans l’histoire.

Rousseau a mis une grande différence entre le repentir de Julie et le repentir de Saint-Preux, et cette différence n’est pas, il s’en faut de beaucoup, une supériorité de Saint-Preux sur Julie, et de l’homme sur la femme ; c’est au contraire la continuation de cette supériorité de la femme sur l’homme, qui est le caractère des héroïnes de Rousseau. Le repentir de Saint-Preux, dirigé par M. de Volmar, vient de l’orgueil, tourne à l’orgueil et aboutit à la faiblesse. Voyez la scène des rochers de Meillerie. Le repentir de Julie, loin de lui couvrir sa faute, lui en laisse comprendre l’ascendant dangereux ; il vient de l’humilité, tourne à la dévotion, et produit la force. Je lisais dernièrement dans saint Chrysostome cette belle et profonde pensée sur l’humilité : « Voulez-vous savoir quel bien c’est que l’humilité : imaginez deux chars ; dans l’un la justice avec l’orgueil, dans l’autre le péché avec l’humilité. Vous verrez le char du péché dépasser le char de la justice, non par sa propre force, mais par celle que lui donne l’humilité, et vous verrez l’autre char rester en arrière, non pas par l’infirmité de la justice, mais par le poids et la lourdeur de l’orgueil. De même, en effet, que l’humilité dans son essor s’élève jusqu’au ciel en dépit du poids du péché, de même l’orgueil, par sa lourdeur, tire et entraîne en bas la justice, qui perd son élan naturel vers le ciel[1]. » Ce char du péché qu’allège l’humilité et qu’elle emporte vers le ciel, c’est le char où est Julie ; l’autre est celui de Saint-Preux, qui a bien l’orgueil, mais qui n’a pas la justice, de sorte que la chute est plus lourde et plus infaillible encore.


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. Saint Chrysostome, Homélies, t. Ier, p. 599, édition Gaume.