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et de Saint-Preux ; il veut l’épurer et le conduire. « J’ai compris, dit-il à Saint-Preux et à Julie dans une conversation où il est plutôt un précepteur qu’un mari, j’ai compris qu’il régnait entre vous des liens qu’il ne fallait pas rompre ; que votre mutuel attachement tenait à tant de choses louables qu’il fallait plutôt le régler que l’anéantir, et qu’aucun des deux ne pouvait oublier l’autre sans perdre beaucoup de son prix… Je sais bien que ma conduite a l’air bizarre et choque toutes les maximes communes, mais les maximes deviennent moins générales à mesure qu’on lit mieux dans les cœurs, et le mari de Julie ne doit pas se conduire comme un autre homme. » - « Mes enfans, nous dit-il d’un ton d’autant plus touchant qu’il partait d’un homme tranquille, soyez ce que vous êtes et nous serons tous contens : le danger n’est que dans l’opinion : n’ayez pas peur de vous et vous n’aurez rien à craindre[1]. »

Nous connaissons cette sagesse-là et ses œuvres : il y a des personnes de fort bonne foi qui croient naïvement qu’il y a un moyen de tirer les trois vertus théologales des sept péchés capitaux, de faire le bien avec le mal, et de l’ordre avec le désordre, ou, pour se servir d’une image plus éclatante, mais qui n’exprime pas une pensée plus rassurante, de conspirer avec la foudre comme le paratonnerre. Vaines tentatives de la sagesse humaine, soit dans l’état, soit dans la famille ! On ne fait pas de l’ordre avec du désordre ; les démolisseurs ne peuvent pas devenir des constructeurs, et les gens habiles à faire des ruines sont incapables de faire des monumens. Si le paratonnerre conspire avec la foudre, c’est pour conduire le feu destructeur dans le puits où il s’éteint ; ce n’est pas là une association, c’est une compression. Il n’y a rien à tirer du mal que le pire, rien à tirer de l’anarchie d’un jour que l’anarchie de la semaine, et de l’anarchie de la semaine que l’anarchie du mois et bientôt de l’année. Le mal se combat et se réprime, mais il ne peut être ni employé, ni dirigé à volonté. M. de Volmar croit que l’amour de Julie et de Saint-Preux peut être conservé sans danger, et qu’avec de bons conseils et beaucoup de sagesse il pourra en faire une vertu. Il croit enfin que c’est un feu qui peut servir encore à échauffer l’âme sans la brûler. Il répudie la sage et profonde maxime de l’Evangile : que celui qui aime le péril y périra, — et il conseille aux deux amans d’aimer hardiment le péril, leur promettant qu’ils n’y périront pas ; mais M. de Volmar a beau employer les épreuves les plus ingénieuses afin de transformer insensiblement l’amour de Julie avec Saint-Preux en une tendre et paisible amitié : ce sage mécanisme ne réussit pas, et Julie, plus clairvoyante que M. de Volmar, sent sa faiblesse. Elle tâche, il est vrai,

  1. Quatrième partie, lettre XIIe.