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dédaigner. Cette doctrine n’a pas seulement produit ses mauvais effets dans les âmes d’élite, comme Rousseau nous représente Julie et Saint-Preux ; elle s’est répandue dans la foule, et elle est devenue plus dangereuse à mesure qu’elle est devenue plus banale. Les courtauds de boutique et les bacheliers d’école ont érigé les passions ou les instincts de leur âge en généreux sentimens, en saints enthousiasmes ; ils se sont crus innocens dans la débauche parce qu’ils y étaient ardens. Les grisettes, à leur tour, se sont crues des héroïnes de tendresse, jusqu’à ce qu’un beau jour cette duperie ou ce charlatanisme sentimental ait eu le sort qu’ont tous les sentimens faux, qui finissent toujours par aboutir aux émotions grossières ou aux calculs sordides, au plaisir ou à l’intérêt. Les Platons du comptoir et de la mansarde se sont changés sans trop de peine en Épicures : Epicuri de grege porci.

La première partie de la Nouvelle Héloïse pourrait plutôt servir à montrer les dangers de la sensibilité romanesque qu’à en glorifier les mérites, et je prendrais volontiers pour devise de cette partie du roman ces paroles de la dernière lettre de Julie : « Avec du sentiment et des lumières, j’ai voulu me gouverner, et je me suis mal conduite. »

La seconde partie de l’Héloïse est plus intéressante, plus vraie, plus élevée, quoiqu’elle soit fondée aussi sur une erreur que Rousseau semble embrasser, savoir : que la sagesse humaine peut suffire à corriger les passions de l’homme et à donner la vertu. Il soutient cette doctrine par ses réflexions, mais en même temps il la combat, si je ne me trompe, par l’expérience et même par les sentimens de son héroïne. C’est cette expérience, — que Rousseau laisse au compte des événemens de son histoire plutôt qu’il ne la proclame hardiment, — qui fait l’intérêt de cette seconde partie de la Nouvelle Héloïse, et qui doit même faire vivre le roman.

Julie, pour obéir à son père, a renoncé à son amant, et a épousé M. de Volmar. M. de Volmar est un galant homme, mais c’est un de ces philosophes qui croient que la sagesse philosophique peut suffire à diriger le cœur de l’homme. Il a foi aux vertus humaines, à celles qui prennent leur principe dans l’homme, c’est-à-dire dans l’orgueil, car, dans la seconde comme dans la première partie de la Nouvelle Héloïse, la morale procède toujours de l’homme. Seulement, dans la première partie, elle procède de l’amour, et dans la seconde de la sagesse ; mais c’est la même chose : c’est toujours l’homme et par conséquent la même faiblesse.

M. de Volmar sait que Saint-Preux a aimé Julie et qu’il était aimé d’elle. Cependant il appelle Saint-Preux dans sa maison, il veut que Julie continue à le voir : il est de ceux qui croient que l’amour est un bon sentiment : il ne veut donc pas le détruire dans l’âme de Julie