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L’excellence morale de l’amour, c’est-à-dire, après tout, la doctrine de l’amour chevaleresque, sans qu’aucune des prétentions de cette doctrine soit justifiée par l’histoire de Julie, voilà ce qui remplit la première partie du roman. J’ai même tort de comparer l’amour tel que le prêche la Nouvelle Héloïse avec l’amour chevaleresque. Que disait en effet la doctrine chevaleresque aux jeunes chevaliers ? Voulez-vous être aimés ? soyez braves, soyez hardis, soyez généreux ; défendez les faibles, venez en aide aux malheureux. C’est au prix de ces vertus que vous obtiendrez l’amour des dames. Dans cette doctrine, l’amour était la récompense et peut-être aussi l’encouragement de la vertu ; mais il n’était pas lui-même une vertu, comme il a la prétention de l’être dans la Nouvelle Héloïse. Il inspirait le courage, l’effort, sur soi-même, le mépris de la mort, toutes vertus qui profitent au monde, tandis que, dans la Nouvelle Héloïse, l’amour, pour être une vertu, n’a besoin que d’aimer, devoir facile et commode. Les emportemens de la passion passent, dans la doctrine du roman, pour des qualités ; les aveux et les épanchemens irréfléchis de l’amour sont les signes d’une belle âme et sont près d’être regardés comme de bonnes actions. Et ne croyez pas que cette doctrine amoureuse n’ait point eu ses mauvais effets : elle a justifié la passion à ses propres yeux[1] ; les amans se sont crus honnêtes dès qu’ils se sont sentis amoureux, oubliant, que les lois de l’honnêteté et de l’honneur sont souvent contraires à l’amour, ou plutôt, se faisant dans leur amour même une honnêteté et un honneur sentimental qui les dispense complaisamment de l’honnête morale, et qui la leur fait

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juin, le huitième article de M. de Loménie sur Beaumarchais. La piquante histoire de Mlle Ninon est l’histoire de la Nouvelle Héloïse en petit et en commun ; c’est la faute érigée en vertu. -.le n’ai pas le droit de remercier mon jeune et spirituel collaborateur du service qu’il rend à la littérature par son intéressant travail sur Beaumarchais ; mais je puis bien le remercier du service que rend à ma thèse cette histoire, si bien racontée, de Mlle Ninon.