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faire que ce qu’elle fait, ils répondent aux goûts et aux penchans du monde plutôt qu’à sa conduite ; mais ils n’en sont pas moins l’expression d’un certain état moral de la société. Il est dans la nature de l’homme de pensée plus de mal qu’il n’en fait, et il ne faut pas qu’il se rassure trop sur le danger de ses mauvaises pensées par l’innocence de ses actions ; car il est d’autant plus prompt à mal faire, qu’il s’est habitué à mal penser, et nous connaissons tous une société qui a manqué de périr dans une sorte d’orgie sociale, parce qu’elle avait encouragé dans ses livres le goût de l’orgie morale. Les romans licencieux des commencemens du XVIIIe siècle, et surtout ceux de Crébillon fils, quoique parfois fort spirituels, ne sont pas pour moi l’expression des mœurs et de la conduite du XVIIIe siècle ; pourtant ces romans licencieux exprimaient l’état moral de l’imagination. Ils corrompaient dans les âmes l’image que nous y gardons tous de l’amour honnête et pur ; ils y substituaient l’image de l’amour licencieux. C’est ce déplorable penchant des esprits que le roman de Rousseau vint contrarier et redresser. Ce qui dans la Nouvelle Héloïse nous semble encore grossier était déjà un commencement de pureté, et ces amours, que nous voudrions voir plus délicats, l’étaient presque trop auprès des amours de Crébillon fils. Tout dépend du point de départ. À qui part des petites maisons de la régence, les Charmettes sont déjà un lieu de purification, et les bosquets de Clarens sont un sanctuaire. Le XVIIIe siècle, fatigué de la monotonie de ses romans libertins, sut gré à Jean-Jacques Rousseau de lui offrir d’autres tableaux sur lesquels l’œil pouvait s’arrêter sans que le front rougît. Comme Rousseau ne peignait pas l’amour de la même manière que ses devanciers, on crut qu’il le peignait meilleur et plus pur. Je dirai même que, comme la grossièreté qui se sent, pour nous, dans les personnages de l’Héloïse n’était pas la même que celle des personnages des romans du temps, comme elle ne tournait pas à la débauche, le changement parut une amélioration, et c’est ainsi que les héros de l’Héloïse, Julie et Saint-Preux, passèrent presque pour platoniques, parce qu’ils n’étaient plus libertins ; en même temps, comme ils gardaient quelque chose de sensuel, le siècle n’était pas trop dépaysé. Il reconnaissait la tendresse à ce signe, le seul que ses romans lui enseignassent depuis longtemps, et il jouissait de voir l’amour s’épurer sans trop changer. Ajoutez que, pour aider à cette honnête illusion du siècle, Julie et Saint-Preux confondaient sans cesse dans leurs discours l’amour avec la vertu ; qu’ils semblaient enthousiastes de l’honneur, de la sagesse ; qu’ils en parlaient sans cesse, au lieu de parler du plaisir, comme faisaient leurs devanciers. Le siècle les prit au mot, et ce que nous regardons comme une déclamation et comme un sophisme passait alors pour une protestation en faveur de la vertu. On s’éprit d’admiration