Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/1122

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ressent de la société de l’homme ou des livres. Elles ont beau couvrir cela de je ne sais quel vernis sentimental, la grossièreté perce. Voyez comme Julie écrit à son amant, quand Saint-Preux est à Paris : « … Sais-tu goûter un amour tranquille et tendre qui parle au cœur sans émouvoir les sens, et tes regrets sont-ils aujourd’hui plus sages que tes désirs l’étaient autrefois ? Le ton de ta première lettre me fait trembler. Je redoute ces emportemens trompeurs d’autant plus dangereux que l’imagination qui les excite n’a point de bornes, et je crains que tu n’outrages ta Julie à force de l’aimer : oh ! tu ne sens pas, non, ton cœur peu délicat ne sent pas combien l’amour s’offense d’un vain hommage…[1]. » Je ne peux pas continuer de citer ce que Julie continue de dire pendant une page tout entière encore, sans embarras, sans pudeur, et je ne parle même plus, Dieu me pardonne, de la pudeur des femmes ; je parle de la pudeur des hommes. Où donc Julie a-t-elle appris cet affreux mélange du langage de l’hygiène avec le langage de l’amour ? Hélas ! je le sais bien : c’est chez Mme de Warens. Julie est la fille de Mme de Warens au lieu d’être la fille d’une mère de famille. Sans cesse le secret de sa fatale éducation lui échappe, et, même quand elle parle de la pudeur, son style l’offense : « Deux mois d’expérience, dit-elle à Saint-Preux dans une de ses premières lettres, m’ont appris que mon cœur trop tendre, a besoin d’amour, mais que mes sens n’ont aucun besoin d’amant[2]. »

Sophie n’est pas plus délicate que Julie. Elle songe aussi à la santé d’Émile, son mari ; c’est pour cela qu’elle se refuse à ses empressemens, surtout elle le lui dit, ce qui est affreux, et Rousseau comprend si peu la sainteté du voile qui couvre le lit nuptial, que dans ces étranges entretiens entre Émile et Sophie, pendant les premiers jours de leur mariage, Rousseau se fait le confesseur et le médecin des plaisirs des deux jeunes époux. Il n’y a que quelques pages de la République de Platon, quand le philosophe règle effrontément l’union des guerriers et des femmes de sa république, il n’y a, dis-je, que ces pages qui approchent de la grossièreté de celles de Rousseau, et dans Émile comme dans la République, la grossièreté procède de l’esprit de système et de la prétention qu’ont les deux philosophes de substituer les lois insolentes de ce qu’ils appellent la raison aux lois chastes et mystérieuses de la nature.

Le manque de pudeur et de délicatesse n’est pas le seul trait que Julie tienne de Mme de Warens. Elle en a d’autres qui ne la rendent guère plus aimable, ou plutôt qui ne la rendent pas plus femme. Ainsi, de même que Mme de Warens était supérieure à Rousseau,

  1. Deuxième partie, lettre XVe
  2. Quatrième partie, lettre IXe.