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Rousseau ne s’est donc pas flatté sur la vogue de son roman. À consulter la Correspondance de Voltaire, déjà ennemi de Rousseau en 1761, on voit quel bruit la Nouvelle Héloïse faisait à Paris et combien ce bruit était importun à Voltaire. » Mes anges sont-ils absorbés dans la lecture du roman de Jean-Jacques ou de celui de la Popelinière ? » écrit-il le 11 février 1751 à M. d’Argental en affectant de mettre sur la même ligne le roman de Jean-Jacques Rousseau et celui que venait de publier le fermier général la Popelinière. — « La Nouvelle Héloïse et Daïra m’ont fait relire Zaïde. » écrit-il la même année à M. Damilaville, continuant toujours à confondre le roman de Jean-Jacques et celui de M. de la Popelinière[1]. — « Je sais, écrit-il enfin à Mme du Deffand, qu’il y a des personnes assez déterminées pour soutenir ce malheureux fatras, intitulé roman ; mais quelque courage ou quelques bontés qu’elles aient, elles n’en auront jamais assez pour le relire. Je voudrais que Mme de La Fayette revînt au monde et qu’on lui montrât un roman suisse[2]. » Ces fréquentes mentions de la Nouvelle Héloïse et ces boutades contre le roman de Jean-Jacques montrent que Voltaire savait fort bien le succès qu’avait la Nouvelle Héloïse à Paris.

D’où vient donc que la Nouvelle Héloïse, tant louée, tant admirée au XVIIIe siècle, n’est guère plus lue aujourd’hui que par ceux qui veulent étudier Jean-Jacques Rousseau ? Que de gens lisent Paul et Virginie qui n’ont jamais lu et ne liront jamais les autres ouvrages de Bernardin de Saint-Pierre ! Peu de personnes au contraire lisent la Nouvelle Héloïse comme on lit un roman, pour s’amuser et pour s’émouvoir. Il y a eu un temps où la Nouvelle Héloïse a servi la réputation de son auteur ; aujourd’hui c’est la renommée de Jean-Jacques Rousseau qui soutient la Nouvelle Héloïse et qui lui donne des lecteurs. Tel est souvent, après tout, le sort des romans qui ont été le plus goûtés et le plus admirés au moment où ils ont paru ; tel a été le sort de l’Astrée, du Cyrus et de la Clélie. Comme les romans sont le genre d’ouvrages le plus accommodé aux idées et aux sentimens du temps, ils passent avec ces idées et ces sentimens, à moins qu’ils n’aient su y distinguer ceux qui sont vraiment propres au cœur de l’homme, ceux qui ne sont pas d’un temps et d’un moment, mais de tous les temps, et qu’ils ne les aient représentés avec vérité. Les romans ont tous la prétention de représenter le cœur humain : mais le cœur humain a, si j’ose le dire, deux expressions différentes : il a sa physionomie du jour et du moment, il a aussi sa figure éternelle ;

  1. J’ai eu la curiosité de lire Daïra, et j’ai compris combien la confusion que Voltaire affectait de faire entre la Nouvelle Héloïse et Daïra était injurieuse, car je n’ai jamais lu de roman plus sottement inventé et plus sottement écrit.
  2. Lettre du 6 mars 1761.