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c’est un malheur ; la capacité peut survivre, à l’âge fatal de la retraite, notamment dans les carrières les plus éminentes, celles de la magistrature, de l’armée, de la marine, et alors c’est un malheur plus grand encore. Dans l’un et dans l’autre cas, l’homme avec sa valeur propre est sacrifié au mécanisme, le service réel à la régularité, de la carrière. Dans tout cela, il y a plus qu’on ne croit la trace de cette triste influence démocratique qui tend à tout organiser dans une vue abstraite de nivellement, dans l’intérêt du plus grand nombre, comme on dit, sans tenir compte du choix intelligent, de la valeur des services, des supériorités véritables. Depuis longtemps, l’état semble moins s’occuper des conditions les meilleures dans lesquelles il peut être servi que d’organiser des cadres et des carrières, d’enrégimenter la société, — une société merveilleusement groupée et distribuée, payée et pensionnée.

Il y a une autre tendance qui naît de la même source et ne fait que concourir au même résultat : c’est celle qui consiste à substituer la protection, la prévoyance de l’état à la prévoyance individuelle, à la protection que chaque homme se doit à lui-même. On fait ainsi de l’état le distributeur, le ménager, le banquier, le rémunérateur universel. Il y a sans doute des carrières, et la carrière militaire surtout est de ce nombre, où la prévoyance de l’état est non-seulement une convenance politique, mais encore le plus strict, le plus juste devoir. Qu’arriverait-il si un soldat, sur le champ de bataille, était obligé d’être prévoyant pour lui-même, de calculer les chances de péril, de songer aux blessures qui vont le jeter dans l’inaction, à ceux qu’il laissera après lui peut-être ? L’héroïsme ne s’éteindrait point, nous voulons le croire, parce qu’il tient à d’autres mobiles, mais n’aurait-il pas des momens d’anxiété légitime ? Les plus fermes courages ne faibliraient pas sans doute, mais peut-être n’iraient-ils au-devant de la mort qu’avec un voile de tristesse. On citait récemment le mot d’un brave soldat de l’empire qui avait vaillamment payé de sa personne dans un jour de combat. Comme on lui demandait ce que seraient devenus sa femme et ses enfans, s’il avait péri, il répondait que l’empereur y aurait pourvu. C’est là le résumé simple et juste des obligations d’un pays à l’égard de ceux qui lui donnent leur héroïsme. Il y a bien d’autres carrières, bien d’autres positions d’ailleurs où les hommes peuvent avoir à risquer leur vie d’une manière différente, à user leurs forces, à braver le péril de climats meurtriers. Dans toutes ces conditions, c’est le devoir de l’état d’être prévoyant et libéral envers ceux dont l’imprévoyance pour eux-mêmes est une sorte de noble devoir. Au-delà de ces limites, le devoir social cesse à nos yeux, pour faire place à une de ces combinaisons démocratiques que nous signalions, et qui consistent à tout absorber, à tout confondre dans l’état, à faire de lui l’arbitre, le caissier universel. Qu’on nous comprenne donc bien, ce n’est point le principe des pensions civiles que nous mettons en doute, c’est cette espèce de droit à la pension qui semble s’accréditer, et qui s’étend par degrés à toutes les classes, à tous les genres d’emplois, en se fondant sur l’unique condition d’une certaine durée de services, quelle que soit d’ailleurs la nature de ces services. La loi de 1700, dont il a été souvent parlé, combine deux choses essentielles, l’importance et la durée des services. Et, une fois sur cette route, voyez, où on peut arriver : quatre-vingt mille nouveaux fonctionnaires de diverses classes sont appelés aujourd’hui au bénéfice de la pension ! Pourquoi le nombre ne s’accroîtrait-il pas encore ? Pourquoi le droit ne s’étendrait-il pas dans les mêmes conditions de retenues et de subventions de