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mânes d’un parlement enterré ? Que voulez-vous de moi, ombres plaintives ? Non mortui laudabunt me, Domine ; voilà pour le décédé : Neque omnes qui descendunt in infernum ; voilà pour ceux qui le défendent.

« S’ils avaient trouvé mon plaidoyer gaillard, je leur aurais répondu d’un ton plus sérieux, qu’il l’était bien moins que l’indiscret arrêt par lequel ils s’étaient arrogé le droit d’attenter à la personne et à la liberté d’un citoyen.

« Monseigneur, il est de la justice du roi, de la vôtre, et surtout de votre amour pour la paix, d’empêcher à jamais cet inquiet tribunal d’ouvrir sans cesse matière au conflit de juridiction entre le parlement de Paris et lui.

« Je suis, avec le plus profond respect, monseigneur, etc.,

« Caron de Beaumarchais. »


Dans le même mois où Beaumarchais faisait trêve un instant à ses opérations d’armateur pour arracher son ami Gudin des grilles du grand conseil, il reçoit d’Aix la lettre suivante, qui nous donnera une idée de l’état intellectuel et moral d’une jeune fille du XVIIIe siècle qui a trop lu la Nouvelle Héloïse.


« D’Aix, ce 1er décembre 1778.
« Monsieur,

« Une jeune personne accablée sous le poids de ses douleurs vient chercher près de vous des consolations. Votre âme, qui lui est connue, la rassure sur la démarche qu’elle ose faire et qui lui paraîtrait inconséquente, si elle s’adressait à tout autre que vous. Mais n’êtes-vous pas monsieur de Beaumarchais, et ne dois-je pas espérer que vous daignerez prendre ma cause et diriger la conduite, d’une fille jeune et sans expérience ? Je suis moi-même cette infortunée qui vient déposer ses peines dans votre sein ; daignez me l’ouvrir. Laissez-vous toucher au récit de mes maux… Ah ! s’il est des cœurs endurcis, le vôtre n’est pas du nombre.

« Vous serez, monsieur, sans doute étonné que, sans avoir l’honneur de vous connaître, je m’adresse directement à vous : mais n’accusez que vous seul, si vous avez gagné les suffrages de chacun, il n’est pas une âme sensible qui, en vous lisant, ne se soit sentie pénétrée d’admiration et comme entraînée vers vous par un attrait invincible. Vous voyez en moi une de vos plus zélées admiratrices. Que de vœux n’avais-je pas faits pour vous dans un temps où vous aviez tout à craindre de l’injustice des hommes ! que ne puis-je vous peindre ma joie lorsque j’appris que l’on vous avait enfin rendu la justice que vous méritiez !

« Vous dirais-je, monsieur, que je ressens pour vous une confiance qui n’est pas ordinaire ? Vous ne sauriez vous en offenser, mon cœur me dit de suivre ce qu’il m’inspire. Il me dit que vous ne me refuserez pas votre secours. Oui, vous m’aiderez, vous soutiendrez l’innocence opprimée ; c’est à vous qu’appartient cette gloire. Je suis délaissée par un homme à qui je me suis sacrifiée ; je me trouve victime de la séduction sans m’y être abandonnée. J’avoue en pleurant, et non en rougissant, que j’ai cédé à l’amour, au sentiment, mais non pas au vice et au libertinage, qui est si commun dans ce siècle dépravé. J’ai déploré, même dans les bras de mon amant, la perte que je