Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/1035

Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Le prince de Conti a reçu la visite de l’archevêque et les exhortations de M. de La Borde ; c’est tout ce qu’il a reçu ; » mais si je m’en rapporte au manuscrit inédit de Gudin, on parvint à le déterminer à mourir plus chrétiennement en ajoutant aux exhortations de l’archevêque de Paris le poids de celles de l’auteur du Barbier de Séville. — « Le prince, dit Gudin, repoussait tous ceux qui voulaient le préparer aux lugubres cérémonies de l’église. On eut recours à Beaumarchais. Il était aimé du prince, il savait traiter les choses importantes avec autant de gravité qu’il mettait d’agrément dans les choses frivoles, il avait le talent de tout hasarder sans déplaire et de ramener les esprits à son opinion par des motifs inattendus qui ne se présentaient qu’à lui. » Beaumarchais se mit donc en frais d’éloquence, et l’on vit, par un contraste assez bizarre, l’auteur du Barbier associé à l’archevêque de Paris et déterminant un prince du sang à recevoir l’extrême-onction[1].

À la même époque, un incident relatif à son procès d’Aix fournit à Beaumarchais l’occasion d’écrire une des lettres les mieux tournées qui soient sorties de sa plume. La femme d’un des présidens à mortier du parlement de Provence, Mme de Saint-Vincent, arrière-petite-fille de Mme de Sévigné, était gravement compromise dans un procès des plus scandaleux qui se jugeait à Paris, entre cette dame,

  1. Le récit de Gudin est rendu assez vraisemblable par la liaison du prince et de Beaumarchais. J’ai trouvé dans les papiers de ce dernier plus d’une trace de cette liaison. Je ne citerai à ce sujet qu’une lettre inédite de Beaumarchais au prince, qui annonce une assez grande familiarité, en même temps qu’elle présente un tour ingénieux pour demander deux bouteilles de vin.
    « Monseigneur,

    « Je chantais hier au soir les grandes qualités de votre altesse ; je vantais surtout sa munificence et j’employais cette foule de synonymes redoutables de l’un de vos serviteurs pour prouver que vous étiez, monseigneur, non pas le prince, mais l’homme le plus généreux que je connusse, lorsqu’un vilain, que Lucifer confonde, m’a répondu froidement que tout cela était bon pour le discours, mais qu’il était sûr que votre altesse sérénissime laisserait crever comme un chien un pauvre chrétien au coin d’une haie haute d’une bouteille de romanée. — Vil calomniateur ! ai-je dit avec dédain. — Médisant, voilà tout ce que je suis, a-t-il répliqué. — Je ne puis souffrir, monseigneur, que l’on déchire à mes yeux la réputation d’un grand prince, et j’ai fait un projet de vengeance qui ne sera pas différé même à demain, si votre altesse ne le trouve pas trop cruel. J’ai commencé par provoquer à dîner, chez moi le traître, à quatre heures, aujourd’hui : il ne se doute de rien. Là notre dessein est de lui boire au nez la bouteille de romanée et de lui casser le carafon sur la nuque, et, si le premier coup ne le tue pas sur la place, de redoubler du carafon de la seconde bouteille. Laissez agir vos serviteurs, monseigneur, il ne s’agit que d’armer leurs bras. Puisse le traître se voir, comme nous l’avons dit ailleurs, accablé sous les boucliers des Samnites ! Le porteur de cette lettre est la hotte aux épaules, chargé d’attendre les ordres de votre altesse.

    « Je suis avec un zèle intarissable, monseigneur, de votre altesse sérénissime, le très humble et très obéissant serviteur,

    Beaumarchais ».
    « Ce dimanche, 5 février 1775. »