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insensiblement son aire, et l’attelage à l’instant s’arrêtait court. Déposant son fouet à ses pieds, notre Malais, dans cette inquiétante conjoncture, jetait sur les champs voisins un regard de détressa et poussait d’une voix plaintive ce mot que nous eûmes bientôt appris à répéter : sorong ! sorong ! à l’aide ! à l’aide ! Alors, s’il se trouvait à un mille à la ronde quelque paysan occupé à tracer un sillon, quelque piéton passant sur le chemin, le secours réclamé ne se faisait pas attendre. Le paysan quittait sa charrue, le piéton déposait son fardeau. À bras d’hommes, on poussait la voiture jusqu’en haut de la montée, et les chevaux recommençaient à courir de plus belle. Ce qu’il fallait éviter, c’était de s’engager dans ces mauvais pas après le coucher du soleil, car à cette heure les champs et les chemins étaient déserts. À moins qu’on n’eût la bonne fortune de rencontrer un Chinois attardé, on s’exposait à passer le reste de la nuit à mi-côte.

Dans les régences de Tjanjor et de Bandong, nous avions voyagé comme des grands seigneurs ; dans celles de Limbangan et de Soukapoura, nous voyagions comme des princes. Les notables de chaque village venaient à notre rencontre. Nous avions des escortes de lanciers et de cavaliers à grands plumets tout autour de notre voiture. Nous faisions notre entrée dans les villes au son du gamelang ou à la lueur des torches. Il y avait des fonctionnaires zélés qui nous faisaient passer sous des arceaux de bambou et qui décoraient les places publiques de guirlandes de verdure. D’autres nous offraient une collation dans un kiosque chinois au toit octogone. Lorsque nous acceptions ce repas officiel, c’était à peine si les gardes qui entouraient notre voiture voulaient souffrir que nos pieds touchassent la terre. Ils déployaient au-dessus de nos têtes le parasol du kappoula campong, et nous conduisaient jusqu’à table, abrités sous ce dais d’honneur.

C’est ainsi que nous gravîmes les pentes du Mandela-Wangi et les croupes du Gountour, fameux par ses éruptions. Vers la fin du jour, nous atteignîmes le village de Garout, chef-lieu de la régence de Limbangan. Il n’y avait point dans ce village, éloigné de la route royale, d’hôtel qui pût nous offrir les ressources que nous avions trouvées à Bandong et à Tjanjor. À défaut d’auberge, nous nous résignâmes à coucher dans un palais. Nous trouvâmes chez le régent de Garout une table servie à l’européenne, des vins fins, un billard, un péristyle aux colonnes de stuc et des lits dont la somptueuse estrade semblait faite pour des têtes couronnées plutôt que pour d’obscurs voyageurs. Le chef-lieu de la régence de Limbangan est complètement entouré d’un cercle de montagnes : le Papandajan, qui s’élève à 7,600 pieds au-dessus du niveau de la mer, le Tjikoraï et le Galoungoung, qui atteignent à peu près la même hauteur. Quand on se promène sur la place publique de Garout, on se croirait descendu