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était unie comme la table d’un billard[1]. Sur un sentier latéral incessamment labouré par le pied fourchu des buffles se tramaient lourdement, avec leurs toitures de rotin tressé et leurs roues formées par deux énormes disques d’une seule pièce, de longs convois qui portaient à Batavia le café des Preangers. La voie sur laquelle nous roulions était exclusivement destinée aux voitures suspendues et aux piétons. Des hangars d’une architecture élégante s’élevaient auprès de chaque station, et nous protégeaient contre les rayons du soleil pendant le temps qu’on mettait à changer de chevaux. De Batavia au village de Buitenzorg, on compte trente-deux piliers, ou à peu près 54 kilomètres. L’inclinaison moyenne du terrain est d’environ 5 millimètres par mètre. On ne saurait atteindre les régions supérieures par une pente plus égale et plus douce.

Dès qu’on a dépassé le faubourg de Meester-Gornélis, théâtre des brutales orgies de la populace javanaise, les maisons de campagne s’éloignent du bord de la route. Le paysage n’est plus animé que par les grands bois de cocotiers, qui, sur quelques points, se prolongent jusqu’à la mer. M. Burger avait possédé un de ces vastes domaines dont l’huile de calapa[2] et le sucre d’areng[3] forment le principal revenu. Il nous montra en passant la forêt de palmiers au milieu de laquelle il avait vécu pendant plusieurs années de la vie du planteur et de celle du seigneur féodal. Nous approchions cependant de Buitenzorg, et déjà nous aspirions un air plus léger et plus pur. Tout souriait autour de nous : les rizières étagées sur le flanc des montagnes, les villages épars dans la plaine, les arbres fruitiers balançant leur tête au-dessus des haies de cactus et d’euphorbes. Nous n’avions encore atteint qu’une hauteur de 800 pieds environ

  1. L’œuvre la plus grandiose qu’ait accomplie à Java l’administration hollandaise, c’est assurément la route militaire qui traverse l’île dans toute sa longueur, du détroit de la Sonde au détroit de Bali. Cette route ne suit pas le bord de la mer. Pour éviter les terrains marécageux qu’inonde chaque année pendant six mois la saison pluvieuse, il lui a fallu gravir les pentes escarpées des montagnes. Elle se développe ainsi à travers les cols les plus élevés, au milieu des ravins et des précipices, sur un parcours de 1,300 kilomètres. De nombreux rameaux viennent s’embrancher sur cette voie centrale. Les uns se dirigent de Samarang vers les états des princes indigènes : les autres relient les parties les plus reculées des provinces aux ports de la côte septentrionale. L’Inde anglaise possède d’excellentes routes ; mais Java et la Nouvelle-Galles du Sud sont, si je ne me trompe, les seules colonies où l’on puisse voyager en poste. Sur les routes royales, le gouvernement hollandais entretient des relais de chevaux disposés de six en six milles. Entre Batavia et Buitenzorg, chaque station est pourvue de six attelages, de deux seulement dans le reste de l’île. Des buffles remplacent les chevaux sur les points où la chaise de poste doit rencontrer des pentes trop rapides, et des hommes se tiennent prêts à attacher une corde à la voiture pour en modérer la vitesse dans les descentes. C’est ainsi que les lettres, qui partent de Batavia deux fois par semaine, peuvent être transportées à Banjouwangie, le point le plus oriental de l’île, en sept fois vingt-quatre heures.
  2. Le nom du cocotier en malais.
  3. Espèce de palmier dont la sève fournit le seul sucre que consomment les Javanais.