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d’Angleterre, veut secrètement encore m’engager à voir ce monarque, accepterai-je ou non ? Cette question n’est pas oiseuse et mérite bien d’être pesée avant que de me donner des ordres.

« Réponse du roi : — Cela se peut.

« Dans le dessein où ce ministre était de m’engager dans les secrets d’une politique particulière avec lui, s’il voulait aujourd’hui me lier avec d’autres ministres, ou si, de quelque façon que ce soit, l’occasion m’en est offerte, accepterai-je ou non ?

« Réponse du roi : — C’est inutile.

« Dans le cas de l’affirmative, je ne pourrai me passer d’un chiffre. M. le comte de Vergennes m’en donnera-t-il un ?

« Pas de réponse.

« J’ai l’honneur de prévenir le roi que M. le comte de Guines[1] a cherché à me rendre suspect aux ministres anglais : me sera-t-il permis de lui en dire quelques mots, ou sa majesté souhaite-t-elle qu’en continuant à la servir, j’aie l’air d’ignorer toutes les menées sourdes qu’on a employées pour nuire à ma personne, à mes opérations, et par conséquent au bien de son service ?

« Réponse du roi : — Il (l’ambassadeur) doit ignorer. »


Le roi veut dire que M. de Guines ne doit point être instruit des travaux auxquels Beaumarchais se livre à Londres relativement à la situation des colonies insurgées. Ce qui suit est la partie la plus grave de la lettre ; aussi le roi n’y fait-il aucune réponse.


« Enfin je demande, avant de partir, la réponse positive à mon dernier mémoire[2] ; mais, si jamais question a été importante, il faut convenir que c’est celle-ci. Je réponds sur ma tête, après y avoir bien réfléchi, du plus glorieux succès de cette opération pour le règne entier de mon maître sans que jamais sa personne, celle de ses ministres ni ses intérêts y soient en rien compromis. Aucun de ceux qui en éloignent sa majesté osera-t-il de son côté répondre également, sur sa tête, au roi, de tout le mal qui doit arriver infailliblement à la France de l’avoir fait rejeter ?

« Dans le cas où nous serions assez malheureux pour que le roi refusât constamment d’adopter un plan si simple et si sage, je supplie au moins sa majesté de me permettre de prendre date auprès d’elle de l’époque où je lui ai ménagé cette superbe ressource, afin qu’elle rende un jour justice à la bonté de mes vues, lorsqu’il n’y aura plus qu’à regretter amèrement de ne les avoir pas suivies.

Caron de Beaumarchais. »


Ce singulier dialogue entre Louis XVI et Beaumarchais peint bien, ce me semble, le caractère prudent de l’un et le caractère entrant de l’autre. La témérité de l’agent secret finira bientôt par l’emporter sur la prudence du roi ; mais ce moment n’est pas encore arrivé et Beaumarchais, qui n’a mis en avant les petites questions sur d’Éon

  1. L’ambassadeur de France à Londres.
  2. Ce mémoire, dont nous reparlerons, a pour but de déterminer le roi à envoyer sous main, par le canal de Beaumarchais, des secours d’armes et de munitions aux colonies insurgées.