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un peu l’humeur féroce que nous avons vu Beaumarchais manifester tout à l’heure, car non-seulement il ne le tue point, mais encore il lui laisse une partie des billets de banque qu’il lui avait donnés précédemment. Après cette opération, il traversait de nouveau la forêt pour regagner sa voiture, lorsque survient un nouvel incident, déjà connu par une lettre publiée dans les œuvres de Beaumarchais. Au moment où il venait de quitter le Juif Angelucci, il se voit à son tour attaqué par deux brigands, dont l’un, armé d’un long couteau, lui demande la bourse ou la vie. Il fait feu sur lui de son pistolet, l’amorce ne prend pas ; terrassé par derrière, il reçoit en pleine poitrine un coup de couteau qui, heureusement, rencontre la fameuse boîte d’or contenant le billet de Louis XVI : la pointe glisse sur le métal, sillonne la poitrine, et va percer le menton de Beaumarchais. Il se relève par un effort désespéré, arrache au brigand ce couteau, dont la lame lui déchire la main, le terrasse à son tour et se prépare à le garrotter ; mais le second brigand, qui s’est d’abord enfui, revient avec des compagnons, et la scène allait devenir funeste pour l’agent secret de Louis XVI, lorsque l’arrivée de son laquais et le son du cor du postillon mettent les brigands en fuite[1].

Tout ce récit est tellement romanesque, que l’on hésiterait à y croire, si dans le dossier de toute l’affaire ne se trouvait un procès-verbal dressé par le bourguemestre de Nuremberg, sur l’ordre de l’impératrice Marie-Thérèse, et à la suite d’un autre incident non moins étrange qu’on va raconter aussi. Dans ce procès-verbal, en date du 17 septembre 1774, le bourgeois Conrad Gruber, tenant l’auberge du Coq-Rouge à Nuremberg, expose comment M. de Ronac (c’est-à-dire Beaumarchais) est arrivé chez lui blessé au visage et à la main le 14 août au soir après la scène du bois, et il ajoute un détail qui confirme bien l’état de fièvre que nous avons cru reconnaître dans les lettres de Beaumarchais lui-même. « Il déclare qu’on avait remarqué en M. de Ronac beaucoup d’inquiétude, qu’il s’était levé de très grand matin et qu’il avait couru dans toute la maison, de manière qu’à juger de toute sa conduite, il paraissait avoir l’esprit un peu aliéné. » Une telle complication d’incidens pouvait bien en effet avoir produit sur le cerveau de Beaumarchais une excitation que ce digne Conrad Grutier prend pour de l’aliénation d’esprit ; mais le voyageur n’était pas au bout de ses aventures, et la dernière devait encore dépasser en bizarrerie toutes les autres.

Craignant qu’après son départ de Nuremberg le Juif Angelucci ne s’y rendît avec quelque autre exemplaire du libelle et jugeant qu’il serait utile de le faire arrêter et conduire en France, Beaumarchais

  1. Dans sa lettre ostensible écrite d’Allemagne pour ses amis et qu’on a publiée, Beaumarchais ne raconte que la scène des deux brigands ; il se tait sur toutes les circonstances relatives à sa mission secrète et au Juif Angelucci.