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comment peut-on craindre qu’il compromette le nom du roi ? — Ce nom sacré, dit-il, sera regardé par moi comme les Israélites envisageaient le nom suprême de Jéhova, dont ils n’osaient proférer les syllabes que dans la suprême nécessité… La présence du roi, dit-on, vaut cinquante mille hommes à l’armée ; qui sait combien son nom m’épargnera de guinées ? » Après avoir développé ce thème de la manière la plus variée, Beaumarchais, voyant qu’il ne réussit pas, entreprend de prouver à M. de Sartines que, s’il n’obtient pas ce qu’il désire, sa mission échoue, et que si elle échoue, M. de Sartines lui-même est perdu.


« Si l’ouvrage voit le jour, écrit-il, la reine, outrée avec justice, saura bientôt qu’il a pu être supprimé, et que vous et moi nous nous en sommes mêlés. Je ne suis rien encore, moi, et ne puis pas tomber de bien haut ; mais vous ! Connaissez-vous quelque femme irritée qui pardonne ? On a bien arrêté, dira-t-elle, l’ouvrage qui outrageait le feu roi et sa maîtresse : par quelle odieuse prédilection a-t-on laissé répandre celui-ci ? Examinera-t-elle si l’intrigue qui la touche n’est pas mieux tissue que l’autre, et si les précautions n’ont pas été mieux prises par ceux qui l’ont ourdie ? Elle ne verra que vous et moi. Faute de savoir à qui s’en prendre, elle fera retomber sur nous toute sa colère, dont le moindre effet sera d’insinuer au roi que vous n’êtes qu’un ministre maladroit, de peu de ressources, et peu propre aux grandes choses. Pour moi, je serai regardé peut-être comme un homme gagné par l’adversaire, quel qu’il soit ; on ne me fera pas même la grâce de croire que je ne suis qu’un sot, on pensera que je suis un méchant. Alors attendons-nous, vous à voir votre crédit s’affaiblir, tomber et se détruire en peu de temps, et moi à devenir ce qu’il plaira au sort qui me poursuit. »


Dans la même lettre, Beaumarchais indique un procédé assez ingénieux à l’usage des diplomates qui auraient encore le malheur de rougir :


« J’ai vu le lord Rochford, écrit-il, je l’ai trouvé aussi affectueux qu’à l’ordinaire ; mais, à l’explication de mon affaire, il est resté froid comme glace. Je l’ai retourné de toutes façons : j’ai invoqué l’amitié, réclamé la confiance, échauffé l’amour-propre par l’espoir d’être agréable à notre roi ; mais j’ai pu juger à la nature de ses réponses qu’il regarde ma commission comme une affaire de police, d’espionnage, en un mot de sous-ordre, et, cette idée qu’il a prise ayant subitement porté l’humiliation et le dépit dans mon cœur, j’ai rougi comme un homme qui se serait dégradé par une vile commission. Il est vrai que, me sentant rougir, je me suis baissé, comme si ma boucle m’eût blessé le pied, en disant : Pardon, mylord ! de sorte, qu’en me relevant ma rougeur a pu passer pour l’effet naturel de la chute du sang dans la tête, relativement à la posture que j’avais prise. Il n’est pas très rusé, notre lord ; quoi qu’il en soit, il ne me servira point, et je cours le plus grand risque de ne pas réussir. J’en ai plus haut établi les funestes conséquences ; ceci peut être le grain d’un orage dont tout le mal se résoudra sur votre tête et sur la mienne.