Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/92

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

après l’élan considérable que l’abaissement des droits de timbre avait donné aux journaux, la vente quotidienne du Times ne s’élevait pas tout à fait à 10,000 numéros. Il était déjà le journal le plus répandu, mais sa circulation n’était pas, comme aujourd’hui, hors de proportion avec celle des autres feuilles quotidiennes. L’activité de ses propriétaires, le mérite incontestable de sa rédaction, le nombre et la valeur de ses correspondances, ne suffiraient pas à expliquer sa rapide prospérité : deux faits y ont contribué, et les raconter fera comprendre quel rôle l’opinion publique en Angleterre attribue à la presse.

Au printemps de 1841, le correspondant que le Times avait alors à Paris, M. O’Reilly, reçut secrètement avis d’un plan formé par des escrocs habiles pour dépouiller simultanément les banquiers des principales places d’Europ)e. Au moment même où il était révélé à M. O’Reilly, ce plan, dont le succès paraissait infaillible et qui devait rapporter à ses auteurs une vingtaine de millions, recevait, par manière d’essai, un commencement d’exécution. Un peu plus de 250,000 francs étaient escroqués avec la plus grande facilité à une maison de Florence. La position des auteurs du complot, qui avaient su se faire admettre dans le plus grand monde, le secret extrême et l’habileté qui avaient présidé à toutes leurs opérations, le soin avec lequel ils faisaient disparaître à mesure toute preuve matérielle, rendaient fort hasardeuse toute tentative individuelle pour dénoncer et faire échouer leur entreprise. Le Times n’hésita pas cependant à publier tous les renseignemens recueillis par son correspondant; seulement il data ses lettres de Bruxelles, afin de dépister les conjurés et de mettre M. O’Reilly à l’abri d’une tentative d’assassinat. Le plan fut dévoilé dans tous ses détails, et son exécution devint impossible, tous les banquiers d’Europe étant désormais sur leurs gardes L’entreprise abandonnée, on aurait pu traiter de roman toutes les révélations du Times, sans le commencement d’exécution qu’attestait l’escroquerie commise à Florence, escroquerie que l’on comptait bien renouveler avec tactique, et dont les auteurs sont demeurés absolument inconnus. Le Times n’avait à sa disposition aucune preuve valable en justice, et un certain Bogle, qui avait été désigné dans une des lettres de M. O’Reilly comme jouant un rôle tout à fait secondaire dans le complot, se prétendit calomnié et intenta au Times un procès en diffamation. Ce procès fut jugé aux assises de Croydon en août 1841. Par suite de l’impossibilité où le Times était de prouver contre Bogle un délit matériel, et en présence du texte formel de la loi, les jurés durent condamner le journal, mais ils n’allouèrent à son adversaire qu’un farthing, c’est-à-dire un liard pour tous dommages-intérêts. Les frais du procès, qui s’élevaient à 125,000 francs, demeurèrent à la charge du journal, comme partie condamnée. Mais les débats et les plaidoiries avaient fait connaître les recherches patientes auxquelles s’était livré le correspondant du Times, et les dépenses considérables que le journal s’était imposées pour se rendre maître de tous les fils de l’intrigue, enfin les précautions infinies qu’il avait fallu prendre pour faire usage des renseignemens recueillis. Le commerce de Londres s’émut. On proclama d’une voix unanime que le Times avait rendu un grand service public, et qu’il n’était pas juste de lui laisser supporter les charges d’un procès encouru pour l’utilité générale. Une souscription fut ouverte pour rembourser le journal de