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appropriée à la nature de son talent, plus énergique que tendre. En effet, M. Vieuxtemps, qui est sans contredit un virtuose de premier ordre, possède les plus rares qualités du violoniste sévère, un style grandiose, une puissante sonorité, une justesse remarquable et une netteté parfaite dans les difficultés les plus ardues. Son coup d’archet est vraiment magistral ; il se promène avec noblesse sur la corde frémissante, qui chante toujours et ne crie jamais. Les effets de la double corde accompagnés de pizzicato, les sons harmoniques les plus aigus, les grands arpèges qui embrassent presque simultanément deux et trois octaves, enfin tous les artifices du mécanisme semblent un badinage sous les doigts de l’artiste. Au milieu de ces prodiges d’exécution, on regrette de ne pas trouver chez M. Vieuxtemps une sensibilité plus expansive et plus pénétrante, une imagination plus colorée, quelques rayons de cette spontanéité divine qui est le signe des vocations supérieures. Les compositions de M. Vieuxtemps, sans atteindre, ainsi qu’on a osé l’affirmer étourdiment, à la hauteur de la musique des maîtres, se font remarquer cependant par des qualités solides. Le Concerto en ré mineur qu’il nous a fait entendre à ses deux soirées renferme des parties excellentes, l’andante religioso et le scherzo, et l’on peut dire que dans M. Vieuxtemps le compositeur et le virtuose s’étaient et se complètent d’une manière tout à fait remarquable.

M. Sivori est Italien. Il est de Gênes, de la ville même qui a vu naître Paganini, dont il est l’élève. Aussi, de tous les violonistes qui se sont précipités sur les traces de l’admirable virtuose, M. Sivori est-il celui qui approche le plus de son modèle. Le la fougue, du brio, de la passion, une sensibilité exquise, une bravoure extraordinaire, et tout cela avec une justesse, un fini, une désinvolture vraiment incroyables, telles sont les principales qualités du talent de M. Sivori. Il chante, il pleure, il rit sur son violon comme un vrai démon. Il faut lui entendre jouer le grand concerto en si mineur de son maître Paganini. Quel charme, quelle bonne humeur, quelle gaieté franche et naïve ! Il y a du poète dans l’imagination de M. Sivori, quelque chose de cet estro lumineux et enfantin qu’on trouve dans l’Arioste ou dans les fabbie de Gozzi. M. Sivori est né violoniste, et il joue tout aussi bien la musique de Mozart et de Beethoven que celle des Corelli, des Tartini, des Viotti et des Paganini. MM. Vieuxtemps et Sivori sont aujourd’hui les deux plus habiles et plus célèbres violonistes qu’il y ait en Europe. Un jeune allemand nommé Joachim, qui est venu à Paris en 1849, qui a longtemps habité Leipzig, et qui réside maintenant à la cour de Weimar, ne tardera pas à s’élancer aussi dans la carrière, où il ne sera pas facile de le vaincre et de lui disputer le premier rang auquel aspire son ambition.

Bien que né en Belgique, M. Vieuxtemps est un violoniste de l’école française, dont il possède les qualités les plus saillantes, tandis que M. Sivori ne saurait récuser l’Italie pour sa mère, qui l’a nourri de ses mamelles fécondes. S’il nous fallait caractériser en quelques mots ces deux artistes et les deux pays qu’ils représentent, nous dirions que l’un joue du violon en grand professeur et en musicien consommé, l’autre en enfant gâté de la nature, qui l’a doué des dons les plus précieux. Lutteurs intrépides tous les deux et maîtres de leur instrument, ils s’en servent chacun d’une manière différente. M. Vieuxtemps