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l’extravagance, jusqu’au délire, jusqu’à la mort. Les passions, il les inspirait par douzaines, cela même aux derniers temps de sa vie. Zerline, Elvire, dona Anna, que de victimes ! C’était, à vrai dire, le don Juan d’un siècle comme le nôtre : à cette soif du plaisir, à cette ardeur éternellement inassouvie il joignait l’intelligence et l’amour des affaires, ce noble emploi des hautes facultés de l’esprit dont le sensualisme de nos jours a besoin pour savourer pleinement ses délices. Aussi bientôt ses forces se consumèrent. Un soir, comme il s’habillait pour aller dîner chez l’empereur, la mort vint le prendre. — Qui frappe là ? — C’est la statue ! Toujours le même dénoûment. — Le prince Schwarzenberg n’existait plus ; la Prusse respira, se sentant délivrée de l’antagoniste superbe qui, à Dresde, à Francfort, à Cassel, à Olmütz, tant de fois l’avait humiliée, du rival qui, dans la question imminente du Zollverein, n’eût pas manqué de se dresser devant elle aussi inflexible, aussi cassant qu’il s’était montré dans les affaires du Sleswig-Holstein.

Le prince Schwarzenberg était surtout l’homme du succès ; nul jamais ne s’entendit mieux à profiter de l’occasion quand et comme elle s’offrait à lui. Reste à se demander s’il eût été aussi habile à la faire naître. Il est permis de douter, en tous cas, que les calculs de sa politique eussent une très grande profondeur. Il traitait les affaires militairement, et, disons-le, un peu en casse-cou. Certes, son idée de concentration de l’Allemagne dans l’Autriche était d’un esprit ferme et capable d’entreprises hardies ; mais n’y avait-il donc point aussi quelque témérité à prétendre confier uniquement au sort des armes une question comme celle-là ? Il semble qu’en pareil cas un Richelieu eût compté davantage avec les mœurs et les institutions d’un pays protestant et parlementaire. Je l’ai dit, il y avait du soldat dans ce diplomate ; et si l’esprit militaire, qui communiquait à ses desseins l’énergie et la soudaineté, l’empêcha souvent de porter sa vue au-delà du moment, c’est peut-être qu’en somme, toute bonne qualité a son défaut, ainsi que toute médaille son revers. D’ailleurs, heureux comme il l’était, c’eût été faillir à sa destinée que de ne se point montrer aventureux. N’avait-il pas son étoile, n’avait-il pas son influence magnétique ? et quand j’écris ce mot, je l’emploie non plus au figuré, mais dans son acception réelle, médicale. À l’époque où le prince Hohenlohe mit le magnétisme à la mode dans les salons de Vienne, le prince Schwarzenberg avait senti se développer en lui une puissance nerveuse qui jusque là était demeurée à l’état latent, et dont il usa ensuite tant bien que mal durant le reste de sa vie. Cette force surnaturelle ne cessa même jamais de s’exercer depuis sur une de ses sœurs de complexion délicate et souffrante, laquelle empruntait au pouvoir magnétique de son frère le peu de santé dont elle