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physiques n’étaient que peu de chose auprès du supplice moral qu’il endurait à se voir ainsi impotent et perclus. Impotent, ce fier soldat dont le cheval hennit aux apprêts de la bataille ! perclus, ce vainqueur de la veille de qui dépend l’affaire du lendemain ! Sentir dans sa poitrine battre le cœur d’un d’Aspre et ne pouvoir remuer la main pour boucler son ceinturon quand déjà gronde la canonnade !

Pends-toi, brave Crillon, on s’est battu sans toi !


D’Aspre, lui, ne voulait pas qu’on se battît. Il aimait mieux, cet homme intraitable, compromettre le succès d’une journée que d’envoyer ses troupes au combat quand il ne pouvait pas les y conduire. Lorsque, après Goïto, le maréchal lui demanda sévèrement pourquoi il n’était pas arrivé au bruit du canon ? — Le canon, répondit d’Aspre avec amertume, je ne l’ai pas entendu. — La goutte l’avait rendu sourd !

De semblables infirmités, on le conçoit, ne laissent point à la longue d’aigrir le caractère, et lorsque le patient, de sa nature, n’est pas un saint, mais tout bonnement un homme comme les autres, et plus que les autres peut-être porté à l’égoïsme, elles finissent par en faire un personnage impraticable. Tel était devenu le général d’Aspre. Ennuyé, maussade, sarcastique, dégoûté de tout, il n’écoutait que l’humeur du moment : tantôt, comme à l’affaire de Goïto, refusant de donner parce que ses souffrances le clouaient au lit, et tantôt, comme à Novare, s’exposant à compromettre l’action par l’incroyable excès de son audace. On eût dit qu’aux jours de bien-être il voulût regagner le temps perdu et se montrer héroïque à la fois pour l’heure présente et pour le lendemain, dont il ne pouvait, hélas ! jamais répondre. Le tort d’un pareil calcul était d’intéresser son amour-propre beaucoup plus que le salut de l’armée. On sait comment à Novare la témérité du général d’Aspre faillit coûter cher aux Autrichiens : dédaignant tout préliminaire, il entame l’attaque avec quinze mille hommes, et ce n’est qu’à la formidable résistance qu’on lui oppose qu’il s’aperçoit qu’il a affaire non point seulement à une arrière-garde, mais à l’armée royale elle-même, forte de soixante mille hommes. Tout autre que d’Aspre, en ouvrant les yeux sur son erreur, se fût hâté d’appeler à son aide ; mais lui ne prévient même pas le maréchal. C’est par l’immense bruit de la canonnade que Radetzky devine la gravité de la situation où s’est engagé son lieutenant, car pour d’Aspre, il ne s’en effraie pas le moins du monde, et ses premiers bulletins sont rassurans. Quinze mille hommes contre soixante mille, cela lui paraît tout naturel, et pendant cinq heures il soutient le choc sans perdre un pouce de terrain. « Du secours ! je me suis fourvoyé, » voilà ce que cet intraitable orgueil s’entêta jusqu’à