Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/693

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à l’aube, le maréchal visita le champ de bataille, les morts et les blessés encombraient le terrain, et parmi les ustensiles, les bagages, les équipemens de toute espèce qui couvraient le sol, au milieu des monceaux d’épaulettes, d’armes, de shakos, de trompettes, on trouva (singulière rencontre en pareil lieu !) nombre de masques de théâtre figurant Belzébuth avec ses cornes[1]. On se souvient du fameux diable vert du ballet de la Tentation ; plusieurs cadavres, lorsqu’on les releva, portaient encore ce déguisement. Quel pouvait être le sens de cette mascarade ? Les officiers de l’état-major de Radetzky se le demandèrent et finirent par découvrir qu’à l’aide de ces oripeaux fantastiques on avait voulu tout simplement terrifier les Croates. Et dire qu’en même temps qu’on estimait ces braves Croates assez naïfs pour se laisser intimider par des épouvantails d’enfans, les journaux de l’époque nous les représentaient comme des fléaux de Dieu et d’invétérés bandits massacrant les vieillards, pillant les églises, et portant toujours leur giberne pleine de mains de femmes qu’ils coupaient à la hâte chemin faisant, se réservant d’en ôter les bagues plus tard, comme on coupe une branche pour avoir le fruit ! Rien ne saurait se comparer à ces fables au moyen desquelles on exploitait alors la crédulité publique. Les blessés piémontais, qu’on transportait à l’hôpital de Vérone, suppliaient les soldats autrichiens de ne pas les priver de la vue, et les officiers qui dirigeaient l’escorte eurent toutes les peines du monde à rassurer ces braves gens, à qui on avait fait accroire que les impériaux arrachaient les yeux à leurs prisonniers. Les choses allèrent même si loin, que le maréchal dut se rendre en personne auprès de ces malheureux, et qu’après les avoir consolés, après avoir donné des ordres pour qu’ils fussent traités avec autant de soins et d’égards que ses propres soldats, il en écrivit vertement au ministre du roi de Sardaigne, le sommant de mettre un terme à de si ridicules manœuvres.

S’il y eut des journées plus brillantes que celle de Sainte-Lucie, il n’y en eut point de plus féconde en résultats. Elle marque, à vrai dire, l’heure exacte, le moment où la fortune accomplit son évolution, et des drapeaux de Charles-Albert, qu’elle avait jusque-là suivis, passe définitivement au camp du maréchal. Au point de vue de l’influence morale, ce succès fut immense : il raffermit le courage des troupes, leur discipline, ralluma leur foi dans l’avenir, et fut l’heureux point de départ d’une période nouvelle. Deux archiducs y gagnèrent hardiment leurs éperons sous les yeux du père Radetzky : l’archiduc Albert, digne fils de l’illustre archiduc Charles, et le prince François-Joseph, que son courage désigna dès ce jour à l’armée, ignorant encore que, dans ce blond guerrier marqué au front

  1. Nous empruntons ce fait au récit du général Schoenhals.