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les fins morceaux qu’il offrait à déguster à ses convives. Mauvaise note pour un général d’aimer ainsi la table et le bien-vivre ! Qu’un diplomate caresse un pareil goût, rien de mieux : remettre au lendemain, prendre son temps, c’est son affaire ; mais le général d’armée en campagne, le commandant d’une forteresse en pays conquis, cet homme sur lequel pèse une responsabilité du jour et de la nuit, y pensez-vous ? « J’en appelle à Philippe à jeun, » disait l’Athénien ; Venise en appela à Zichy sortant de table, à Zichy bien repu, et Venise eut certes raison. Le seul maréchal de France qui n’ait jamais gagné de batailles a laissé un nom immortel dans les fastes gastronomiques : côtelettes à la Soubise, quelle impitoyable satire !

Quiconque a séjourné à Venise aura pu se convaincre qu’il existe peu de villes moins faites pour servir de théâtre à l’insurrection. En dehors de la place Saint-Marc et du quai des Esclavons, pas un seul point favorable aux rassemblemens. Maître de ces deux positions, le gouvernement pouvait fermer toute issue à l’émeute, la reléguer au fond de ruelles étroites et rendre impuissans tous ses efforts en amenant du canon sur la Piazzetta, et en faisant garder le Grand-Canal par quelques chaloupes canonnières ; mais dans cet effroyable chaos où l’Europe se débattait alors, tout ce qui était autorité, pouvoir, gouvernement, semblait possédé du vertige. L’armée avait cessé partout de soutenir l’autorité politique ; d’autorité politique, à vrai dire, il n’en existait plus nulle part. C’est ici qu’on se sent irrésistiblement pris de sympathie pour ces généraux dont l’altière initiative, en sauvant leur patrie, sauvait peut-être le monde de la barbarie. En Hongrie, à Vienne, en Italie, où la révolution n’était-elle pas alors ? « Je venais de battre les Hongrois à Schwéchat, nous disait un jour Jellachich, et mon devoir de militaire me commandait de les refouler de l’autre côté de la Laytha ; mais, au milieu de l’épouvantable déchirement de la monarchie, un autre devoir parlait à ma conscience : sauver l’empire ! Si l’empire existe encore quelque part, pensai-je alors, c’est dans la capitale. Et je fondis sur Vienne à la tête de mes manteaux rouges. » Cette idée, en même temps qu’elle s’emparait du ban de Croatie, inspirait à Prague Windisch-Graetz, et, sans s’être concertés ensemble, sans s’être donné le mot, tous les deux arrivaient sous les murs de Vienne. Ainsi en Italie, ainsi de tous ces généraux, — Zichy seul excepté, — qui, les uns bloqués dans une forteresse démantelée, les autres isolés avec un faible détachement au fond d’une province, sans communications possibles avec le quartier-général, s’apprêtaient à mourir glorieusement, comme Gorczkowsky à Mantoue, ou ne songeaient, comme d’Aspre à Padoue, qu’à marcher sur Vérone. C’était là que le maréchal devait arriver et qu’il fallait aller se joindre à lui, tant était grande la confiance qu’inspirait à ses lieutenans ce mâle vieillard dont un poète a pu dire