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Vers onze heures, le déjeuner vint m’enlever aux douceurs de cette vie contemplative. Je fus surpris de l’étonnante profusion qui régnait sur la table du docteur, profusion d’autant plus inutile que sous les tropiques on ne se sent guère disposé à faire honneur à de tels festins. Le regard se détourne avec dégoût des viandes fumantes et des mets substantiels que l’estomac répudie. L’appétit émoussé ne se ranime un instant que sous l’influence excitante des épices. Le docteur Burger possédait encore à ce sujet de précieux aphorismes. « Le poivre est échauffant, disait-il, le piment seul rafraîchit. » Le fait est qu’au bout de quinze jours le docteur m’avait guéri d’une irritation d’entrailles par un usage judicieux du karrick à l’indienne. Un partisan aussi décidé de la médecine tonique devait naturellement s’élever contre l’abus des fruits. L’ananas, la pamplemousse, le litchi, le sursak, avec leur saveur acide et sucrée, lui semblaient encore plus dangereux que le poivre. Il n’exceptait guère de la proscription générale que la figue banane et le roi des fruits, le mangoustan, semblable à une orange renfermée dans la peau d’une grenade, dont la pulpe fondante et blanche ne saurait être mieux comparée qu’à un sorbet à la pêche.

Quand à Batavia on a perdu sa matinée, il faut savoir faire trêve à ses projets, et chercher dans le sommeil l’oubli d’une curiosité impatiente. Je me décidai sans peine à remettre au lendemain le plaisir de parcourir la vieille ville et la ville neuve ; mais avant d’endosser la cabaya et de revêtir le pantalon moresque, indispensable préliminaire d’une sieste javanaise, je voulus faire plus ample connaissance avec la maison de M. Burger. La salle à manger donnait sur une vaste cour intérieure. Un figuier aux rameaux étendus et aux racines multipliantes, le waringin, si cher aux Javanais et aux Chinois, s’élevait au centre de cette cour et couvrait de son ombre tout un village indigène. Chacun des nombreux serviteurs de M. Burger avait là son toit de chaume. C’était un phalanstère où rien n’était en commun, si ce n’est la providence du docteur. Aussi la paix et l’abondance régnaient-elles au sein de cette heureuse peuplade. Les femmes n’avaient d’autre soin que d’allaiter leurs enfans, de piler le paddy[1] ou de tisser le sarong conjugal ; les jeunes filles allaient dès le matin suspendre aux rameaux du figuier la cage où la tourterelle roucoulait jusqu’au soir son long gémissement d’amour. Une foule de petits êtres à la peau cuivrée rampaient dans la poussière ou demeuraient assis sur le seuil de la case, promenant autour d’eux des regards solennels. Tout cela vivait sans effort, sans souci du passé, sans inquiétude de l’avenir, attendant le paddy quotidien du docteur comme

  1. Paddy à Java, palay à Manille : c’est le riz avant qu’il soit dépouillé de son enveloppe.