Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/643

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

si vous pouvez m’envoyer, par le retour de la poste, 3 ou 4 livres sterling. Je viens de passer littéralement la semaine sans un sixpence dans ma poche. »

Moore, fixé désormais à la poésie et à la littérature, demeura encore quelque temps à Kegworth. Il s’éloigna ensuite de Donington-Park, et habita, dans le même comté de Derby, non loin de la jolie ville d’Ashbourne, une petite maison qui portait le nom riant de Mayfiekl-Cottage. Peu d’années après, il vint s’établir à Sloperton-Cottage, près de la belle résidence de son ami lord Lansdowne, et c’est là qu’il passa le reste de sa vie. Les trois étapes de Moore à la campagne sont datées par des œuvres qui indiquent les applications et les manières diverses de son talent. À Kegworth, il fait la meilleure partie des Mélodies ; à Mayfield, il achève Lalla-Rookh ; à Sloperton-Cottage, mûri par l’âge et rapproché du cercle politique de lord Lansdowne, il se met à écrire en vile prose et commence la vie de Sheridan.

C’est une chose à rêver pour des travailleurs intellectuels, que cette vie de cottage dont on a la fraîche peinture dans les lettres et les journaux de Moore, et dans les vies de bien d’autres poètes anglais. Une petite maison dans les champs, enguirlandée de chèvrefeuilles, de vignes vierges, de clématites, avec un jardin fleuri et gazonné ; au dedans, le comfortable simple, propre, reluisant de la vie matérielle, et cet arrangement familier et un peu désordonné des choses, qui est la poésie des lieux habités ; les joies du cœur, les plus chères affections, femme et enfans, rassemblées sous le même toit, et mieux possédées dans l’isolement ; pour l’esprit, des livres, Haydn, Mozart, un piano : voilà ce qu’eut Moore dans ses divers séjours. La poésie a besoin de cet air vaste et pur où le cerveau se baigne et se rafraîchit continuellement et qui est la santé ; de ce fonds de silence où la pensée se concentre, où la rêverie s’épand, où les souvenirs refleurissent ; de cette liberté de temps qui permet de contempler la création dans ses harmonies grandioses, et de l’épier à loisir dans ses gracieuses minuties ; de ces entretiens avec la nature qui nous renvoie toutes nos idées en images et en musique. On sent mieux les Mélodies irlandaises quand on se reporte par l’imagination aux lieux où Moore les a composées. Rien de moins compliqué que ces petits poèmes. Moore en empruntait l’inspiration à des airs nationaux de son pays, quand il n’en faisait pas lui-même la musique. La mélodie populaire ou trouvée se mariait en lui à un sentiment, un souvenir, une impression qu’il fixait, ou dans les deux premiers vers de la chanson, ou dans un refrain ; puis il développait son thème poétique d’après le dessin rhythmique du chant. Rarement il dépassait trois couplets. Moore ne noyait point le sentiment dans le flux des mots ;