Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/636

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

publia ce volume sous le nom de Little, un être fantastique, une sorte de Joseph Delorme, soi-disant mort à vingt et un ans. Seulement, il n’y a pas de rayons jaunes, pas de toux poitrinaire dans les Little’s Poems. C’est de la poésie pleine de santé, franchement amoureuse, avec quelque chose presque de la chaude hardiesse des premières poésies d’Alfred de Musset. Je ne sais quelle figure durent faire devant Moore ses belles patronesses, après avoir lu certains vers de ce volume où l’auteur exprimait et sentait l’amour d’une façon qui ne s’apprend pas dans les classiques. La liste déroulée dans la pièce intitulée Catalogue n’était pas aussi longue que celle de don Juan, pourtant le catalogue, s’il n’était pas une fatuité poétique, n’était déjà pas mal fourni comme cela pour un garçon de vingt ans, et annonçait que le Chérubin avait commencé de bonne heure à « chanter la romance à madame. » Les Little’s Poems réussirent beaucoup. « Mes petits poèmes sont fort admirés ici, écrit-il à sa mère ; mon libraire en vend vingt exemplaires par jour. » Moore reprit de plus belle sa vie de société. « Londres, écrit-il un jour, est d’une gaieté massacrante, et mon entrain est au niveau de sa gaieté. Je dîne aujourd’hui avec lady Donegal et sa sœur ; nous ne serons que le trio. Le jour des illuminations, j’ai déjeuné chez le lord-maire, j’ai dîné chez lord Moira, et je suis allé le soir chez Mme Butler, la duchesse d’Athol, lady Mount-Edgecumbe et lady Call, où il y avait bal et où j’ai dansé jusqu’à cinq heures. » Mais je ne répéterai plus ces futiles bulletins fashionables, car à la fin il vous prend envie comme à lui d’envoyer toutes les duchesses et toutes les marquises au diable.

Au milieu de ces charmantes fumées, Moore avait des pensées sérieuses ; sa pauvreté le forçait bien d’en avoir. De 1800 à 1803, il avait vécu de quelques cent guinées que ses productions littéraires lui avaient rapportées, d’une petite somme qui lui avait été prêtée par un de ses oncles, et d’autres avances que lui avaient faites des amis plus riches que lui. Il avait, il est vrai, conclu avec un éditeur, le libraire Carpenter, des arrangemens qui lui permettraient à l’avenir de vivre de son travail ; mais il aurait voulu payer ses dettes, venir au secours de sa famille besoigneuse, et enfin s’affranchir de la dure nécessité de gagner sa vie avec sa plume. « Jusqu’à présent, j’avais vécu pour écrire, désormais il faudra que j’écrive pour vivre ! » s’écriait Voltaire avec effroi dans un moment où il croyait sa fortune perdue. Écrire pour vivre, Moore aurait désiré, lui aussi, chasser de son avenir cette triste perspective. L’espoir de Moore était lord Moira. Si les whigs arrivaient aux affaires, lord Moira serait ministre et le placerait. Moore en était là de ses anxiétés et de ses espérances, quand la dignité de poète lauréat, à laquelle est attachée une pension de