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Moore à demeurer dans ce quartier était le bon marché des restaurateurs français. Il ne paraît pas avoir eu de liaison avec ces émigrés. Il se jeta, avec son heureuse vivacité, en plein monde de Londres ; aussitôt débarqué, aussitôt lancé.

On peut se faire une idée de Moore à ce moment où il devient homme. Par la taille et la fraîcheur du teint, il a encore l’air d’un enfant ; mais il a l’aplomb que donne l’usage du monde, et cette mine assurée que prennent les petits hommes, soit par l’habitude qu’ils ont de lever la tête pour regarder les autres, soit pour rattraper au moral ce qui leur manque au physique. Dans l’installation de sa petite chambre, une des premières choses qu’il se procure, c’est un piano. Quand il reste chez lui, il révise son Anacréon ; grosse affaire, car c’est de la vente de son livre que dépendent ses ressources futures. Il a déjà hypothéqué sur le produit à venir de son Anacréon le prix des objets de toilette qui lui sont nécessaires pour figurer décemment aux soirées, aux tea-parties, aux bals où on l’invite. L’Anacréon est son pot au lait. Donc, dans ses jours laborieux, lorsqu’il cherche des citations françaises ou italiennes pour les notes d’Anacréon, ou lorsqu’il met en couplets une idée poétique qui l’a séduit, il dîne économiquement dans sa chambre : cela ne lui coûte qu’un shilling ; il se dédommage les jours où il dîne en ville. Il est venu à Londres avec une provision de lettres de recommandation. Partout il est accueilli, plaît et devient favori. Il est à peine à Londres depuis trois semaines, qu’il écrit à sa mère : « Si j’aimais à sortir, il n’y a pas de soir où je ne pusse aller à une soirée de babil féminin, boire du thé, jouer aux bouts rimés et manger un sandwich. » La société des femmes est celle qui lui plaît le plus ; il a avec elles l’aisance gracieuse, le je ne sais quoi, ce qu’en un mot Saint-Simon appelait avoir le badinage des femmes. Quant aux femmes, ce gentil poète en miniature, le front ouvert et rayonnant, l’œil espiègle, le nez au vent, la lèvre voluptueuse, les amuse et les charme lorsqu’il voltige autour d’elles ; il les attendrit quand il se met au piano. « Je regarde toujours Moore, disait longtemps après un de ses amis, comme un enfant jouant sur le sein de Vénus. » Qu’était-ce donc dans la première fleur de sa jeunesse ?

Moore sut tirer parti de cette veine de succès mondains. Une de ses meilleures chances fut, dès son arrivée à Londres, d’être présenté à lord Moira, grand personnage politique du temps, un des patriciens les plus influens du parti whig, et ami du prince de Galles. Lord Moira invita Moore à venir le voir dans son château, à Donington-Park. « Ce fut, dit Moore en parlant de cette invitation, un grand événement dans ma vie. Parmi mes souvenirs d’Angleterre, un des plus vifs est celui que m’a laissé la première nuit que je passai à