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derrière eux, sur une étendue de plusieurs milles, l’empreinte sanglante de leurs pieds déchirés, je ne pense jamais à leurs souffrances durant ce terrible hiver sans me demander involontairement : Où étaient alors leurs familles? Qui leur adressait des paroles de consolation et d’espoir? Qui donc allumait le feu joyeux à leurs foyers? Bien plus, qui donc les protégea alors contre les rigueurs de l’hiver et leur apporta les moyens de subsistance nécessaires? » L’argument pourra paraître singulier; mais c’est par de tels sentimens, nous devons le reconnaître, que M. Pierce a pu mériter d’être élu président des États-Unis, car il se rattache par eux à la tradition des fondateurs de la république américaine. Les vertus que la tradition du genre humain attribue aux républiques animent véritablement ce beau discours où les deux supports éternels des états, la famille et la patrie, sont mis en présence, où le dévouement privé et domestique est estimé au même prix que le dévouement politique et militaire. Or ces sentimens sont aujourd’hui très atténués, ou du moins ont pris une autre forme, et, s’ils se retrouvent chez M. Pierce, c’est grâce à l’influence de l’éducation.

Le vieux Benjamin Pierce, comme il arrive à tous les hommes illettrés qui s’exagèrent pour ainsi dire les avantages de la culture intellectuelle, voulut, malgré sa pauvreté, faire jouir ses enfans de cette instruction littéraire dont il avait su si bien se passer dans la vie. En conséquence, il envoya Franklin Pierce, après plusieurs années d’études préparatoires, à Bowdoin College, dans la ville de Brunswick, état du Maine. C’est là qu’il fut le condisciple de Nathaniel Hawthorne. M. Hawthorne nous laisse supposer que les progrès de Franklin Pierce dans ses études furent lents et difficiles, et qu’il ne parvenait à regagner ses camarades qu’à force de persévérance et de ténacité. M. Franklin Pierce nous apparaît, en effet, comme un de ces hommes qui rachètent ce qu’il y a d’incomplet dans leurs facultés par la patience qu’ils mettent à combler ce vide intellectuel. Il n’a pas de facultés brillantes et élevées; tout ce qu’il a fait, il l’a accompli avec lenteur, à force d’esprit de suite, d’exactitude et de calcul. Ses qualités sont surtout des qualités d’homme d’affaires, d’administrateur. Il était au sortir du collège ce qu’on peut appeler un excellent sujet, à qui on pouvait se confier en toute assurance pour l’accomplissement d’un devoir même ennuyeux, ou l’exercice de fonctions même stériles. C’est ainsi que nous nous le représentons dans ses jeunes années, alors qu’il était président du comité d’une société nommée la Société athénienne, et qu’il faisait, paraît-il, non-seulement sa besogne, mais encore une bonne partie de celle de ses collègues. M. Hawthorne nous dit que toutes les fois qu’il a rencontré le général Pierce, il a été frappé des progrès remarquables que son esprit avait faits pendant le temps écoulé entre les deux rencontres; nous le croyons sans peine. Cette progression indéfinie est précisément ce qui distingue les hommes de son caractère, et qui, comme lui, ne font rien qu’avec lenteur. S’ils nous paraissent s’élever, c’est qu’on peut toujours les suivre de l’œil; on les voit marcher, piétiner, s’efforcer de courir, atteindre un sommet, en escalader un autre, mais on ne les perd jamais de vue. Les hommes de génie, au contraire, qui arrivent de bonne heure à un point élevé, ne nous paraissent jamais, quels que soient leurs actes ultérieurs, plus grands qu’à leurs débuts, parce qu’ils nous habituent de bonne heure à les voir planer sur les hautes cimes.