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Un monsieur R... imagina de mettre en circulation des billets portant des noms d’endosseurs supposés. Il en fit ainsi pour dix millions, les payant exactement à mesure qu’on les lui présentait, et en forgeant de nouveaux. Au moyen de ce système de crédit aidé de faux, M. R…, qui avait les manières d’un quaker et dont la charité était célèbre, fit des entreprises immenses : il bâtit à Buffalo des quartiers et jusqu’à un théâtre. Un jour la débâcle arriva : il fut condamné à dix ans de prison. Son temps fait, on est venu le chercher dans sa prison et on l’a porté en triomphe. Il avait créé la ville de Buffalo. Voilà un singulier triomphateur. Avouons que tout ceci rappelle un peu trop la profession des premiers fondateurs de Rome.

Du chemin de fer qui m’a amené à Buffalo, on m’a montré les travaux exécutés pour donner de l’eau à la ville. — Existent-ils depuis longtemps? ai-je demandé. — Certainement, m’a-t-on répondu, depuis plus d’un an. Aux États-Unis c’est un siècle.

J’apprends que la semaine dernière un incendie terrible a détruit une partie de la ville, et j’en vois les vestiges récens. Il y a aussi des ruines aux États-Unis, mais ce sont des ruines d’une semaine. On est en train de rebâtir le quartier brûlé, on refait les trottoirs en bois, le premier étage des maisons est déjà construit. Dans un mois, il n’y paraîtra plus.

Le chemin de fer arrive, à travers la ville, jusqu’à une grande place de fiacres; seulement il ralentit sa marche, et on sonne une cloche pour annoncer le passage du train. Les rues sont spacieuses et régulières. Certainement il n’existe pas à Paris de rue à la fois aussi large et aussi longue que la Main-Street à Buffalo, qui en 1795 était un village d’Indiens Senécas et comptait quarante maisons. Dans cette superbe et large rue, les caisses et les ballots de marchandises sont sur le trottoir. Il y a de grands espaces vides où paissent les vaches, et où les cochons se promènent, qui sont destinés à être des squares. Buffalo offre tout à la fois l’aspect d’une capitale et l’aspect d’une ville qui commence, de New-York et d’Ogdensburg. Je trouve encore ici ce mélange des industries qui ne disparaît qu’avec le temps. Comme j’avais besoin d’épingles, d’un livre de notes et de plumes métalliques, je suis entré chez un horloger qui vendait en outre des couteaux, des violons et beaucoup d’autres choses.

Je m’aperçois que j’approche de l’ouest, à la plus grande familiarité des inférieurs. Un cocher m’appelle son ami (my friend). Cela désespérait un Anglais, et m’amuse presque autant que l’allocution d’un savetier romain à qui je demandais mon chemin, et qui me répondit : Anima mia, non so. Mais rien en ce genre ne vaut ce qui advint à un prince allemand. Il avait fait prix avec un Américain qui devait le voiturer à la ville prochaine. Le conducteur entra, son fouet à la main, dans l’hôtel qu’habitait le prince, et dit ; Où est l’homme