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L’on avait d’abord exagéré la hauteur d’où les eaux se précipitent. La Hontan, qui est loin d’être un voyageur exact, la croyait de sept ou huit cents pieds. L’intrépide et malheureux Lasalle disait six cents. Ce dernier mentionne la cataracte sans paraître avoir été frappé de son aspect, tant le sentiment des grandes scènes de la nature est un sentiment nouveau dans le monde. Le père Hennepin déclara avoir été obligé de boucher ses oreilles pour ne pas devenir sourd au fracas de la cataracte. Je puis assurer que la précaution n’est pas nécessaire. Les anciens disaient bien des cataractes du Nil, qui ne sont que des brisans, qu’elles tombaient d’une hauteur énorme et rendaient sourds les habitans des lieux voisins. L’homme est toujours porté à exagérer même ce qu’il y a de plus grand.

La cataracte n’a guère que cent cinquante pieds, mais au milieu du fer à cheval la nappe a, dit-on, vingt pieds d’épaisseur. On estime qu’il s’écoule environ cinq milliards de barils d’eau (barrels) en vingt-quatre heures, ce qui fait à peu près soixante-neuf mille barils en une seconde. On a évalué la puissance hydraulique des chutes. Elle est de quatre millions cinq cent trente-trois mille trois cent quarante-quatre chevaux, dix-neuf fois, dit-on, le pouvoir moteur dont dispose la Grande-Bretagne, et plus qu’il n’en faudrait pour mettre en mouvement toutes les usines du monde. Je tremble en transcrivant ces chiffres. J’ai presque peur que les Américains, qui n’aiment pas l’inutile, trouvent un jour le moyen de tirer parti de cette force si bien calculée en chevaux, et qu’ils ne fassent marcher une immense usine par la chute du Niagara!

Tout n’est pas dit quand on a vu cette chute. Le fleuve mérite d’être suivi. Ses eaux vertes glissent profondément encaissées entre des rochers dont les pentes abruptes sont tantôt nues, tantôt tapissées d’arbres. Le lieu qu’on appelle le tourbillon (whirlpool) offre un des aspects les plus sauvages qu’on puisse rencontrer aujourd’hui en Amérique. C’est comme une espèce d’entonnoir de verdure au fond duquel l’eau tournoie, entraînant tout dans le cercle qu’elle décrit silencieusement. Enfin, à quelque distance, un pont suspendu, léger et très hardi, apparaît tendu comme un fil au-dessus d’une gorge de deux cent quarante pieds, au fond de laquelle coule paisible cette eau que du pont même on voit à l’horizon former les retentissantes chutes du Niagara.


Buffalo, 10 octobre.

Quand on voyage en Italie, on lit dans la Guida de chaque ville : « L’origine de cette cité se perd dans la nuit des temps. » Il n’en est pas de même aux États-Unis. Au lieu d’un fondateur héroïque, d’une mystérieuse origine, voici, si ce que l’on m’a conté est véritable, quelle fut l’origine et quel a été le vrai fondateur de Buffalo.