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la paroi semi-circulaire de rochers, et sur la trombe de vapeurs qui sort de la profondeur invisible et retentissante des eaux. Il est impossible de ne pas être fasciné par ce coup d’œil incomparable, et en même temps il y a dans ces masses qui tombent quelque chose de simple et d’égal qui élève l’âme et qui la tranquillise. En bas, c’est le désordre du chaos; au-dessus, c’est le mouvement régulier et majestueux d’un monde.

Quittez-vous cette scène terrible pour faire le tour de l’île qui divise les eaux du Niagara, bientôt le bruit derrière vous n’est plus qu’un grondement sourd. Vous marchez sous de beaux arbres au bord d’une eau rapide qui frôle l’herbe en gazouillant, puis vous revenez, vous vous arrêtez à un point de vue, à un autre; vous passez un pont de planches jeté sur un petit bras du fleuve, ruisseau coulant entre des fleurs, et qui, si vous y mettiez le pied, vous entraînerait irrésistiblement dans l’abîme[1]. Vous montez, vous descendez, vous vous asseyez sur un banc, vous vous appuyez contre un arbre, et toujours le même tableau s’offre à vous sous un jour différent. A l’extrémité de l’île, les rapides bouillonnent. Quelle différence entre ce bouillonnement désordonné et le déroulement uniforme de la cataracte, entre le tumulte à la surface du fleuve et la tourmente au fond du gouffre! C’est comme une agitation superficielle et une passion profonde.

Cette expression : enfer des eaux (hell of waters), que lord Byron a appliquée à la cascade de Terni, conviendrait mieux à la cataracte du Niagara. Les poètes voient la nature à travers leur âme. Pétrarque n’a trouvé que des peintures riantes au milieu des cimes nues et tristes qui entourent la vallée de Vaucluse; lord Byron a vu un enfer dans la majestueuse cascade de Terni, qui vient mourir sous des orangers.

Ce soir, il y a eu un magnifique clair de lune. L’arc-en-ciel lunaire dessinait sa courbe pâle dans le ciel ; la colonne de vapeur, balancée par le vent, s’abaissait et se redressait comme un fantôme. On eût dit l’esprit de la cataracte.


8 octobre.

Il me semble ce matin qu’hier je n’avais rien vu. Le spectacle qu’on a de la rive anglaise surpasse encore celui que présente la rive américaine. Nulle part la grande chute n’apparaît plus imposante

  1. Un événement récent montre la vérité de ces paroles. Un jeune homme, en plaisantant, faisait mine de jeter dans le petit bras du fleuve une jeune fille qu’il aimait. Elle lui échappe et tombe dans le courant. Le malheureux y saute après elle. Ils étaient à deux pas du bord; l’eau n’allait pas à leur ceinture; mais le courant est rapide, et la roche polie n’offrait aucune prise à leurs pieds. Après avoir lutté quelques instans, ils disparurent ensemble dans l’abîme. Presque chaque année le Niagara est témoin de plusieurs catastrophes de ce genre. Toute imprudence peut être punie de mort. Avec un peu d’attention, le Niagara n’offre aucun péril; le seul péril est la sécurité.